CLOUZOT PÈRE DE TOUTES LES PEURS

Que faut-il pour réussir un thriller ? Une intégrale à la Cinémathèque française doublée d’une rafale de ressorties en salles (le 8 novembre via Les Acacias) et en DVD (le 24 octobre chez TF1 Vidéo) montrent que Henri-Georges Clouzot (1907-1977) a été l’un des premiers à avoir la réponse, comme le prouvent des titres aussi marquants que Le Corbeau et Le Salaire de la peur.
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Un travelling subjectif avance dans une rue déserte et nocturne, suivant le soulard qui vient de sortir d’un bistrot. Bientôt, deux mains gantées entreront par le bord inférieur du cadre, pour dégainer une canne-épée qui viendra transpercer le malheureux, le mouvement de caméra se terminant sur son expression d’agonie en gros plan. Coupe, léger changement d’axe, et l’assassin sans visage dépose sur le cadavre une carte de visite portant ces mots : « MONSIEUR DURAND ». Hé oui, ce n’est pas là l’ouverture d’un giallo italien ou d’un slasher américain. Il s’agit d’un film français de 1942, L’Assassin habite au 21, première réalisation d’Henri-Georges Clouzot. Un an plus tard, ce dernier réussira un autre cadrage d’exception, dans Le Corbeau. Les marcheurs d’un cortège funèbre y sont montrés depuis le corbillard, à travers la couronne mortuaire. C’est en fait le « point de vue » d’une lettre anonyme qui, une fois tombée à terre, motivera une brutale contre-plongée, comme si les gens étaient regardés par le bout de papier. Clouzot, qui s’impose ainsi comme le père du thriller hexagonal – et donc européen, et donc mondial –, répétera dans tous ses longs-métrages de tels dispositifs voyeuristes, avec force personnages montrés à travers des encadrements de porte ou de fenêtre.



BRIGADE DES MOEURS
Mais au-delà de ces marques stylistiques évidentes, notre homme se distingue surtout par sa maîtrise du principal ingrédient nécessaire à un thriller à énigme. Nous voulons parler de la description précise d’un milieu donné, bref d’une étude de moeurs permettant de brosser diverses figures de coupables potentiels. Un résultat obtenu grâce à l’agencement irréprochable du récit et du découpage, auquel l’auteur attache un soin maniaque le mettant en porte-à-faux avec la production ordinaire. Le cinéma français de ces années-là est-il cornaqué par des acteurs monstres sacrés exécutant leur numéro en roue libre ? Clouzot va réussir à plier ces stars cabotines à leur personnage : voir Pierre Fresnay dans ses deux premiers films, et plus tard, le grand Louis Jouvet. Le cinéma français multiplie les digressions pour introduire des seconds rôles adorés par le public ? Clouzot va subordonner ces trognes pittoresques à une conception d’ensemble où chaque protagoniste est également important tout au long de la projection. Le cinéma français est accro aux « mots d’auteur » pleins d’esprit ? Chez Clouzot, ces saillies de dialogue ne vaudront plus pour elles-mêmes, mais se transformeront en des maximes énonçant une morale iconoclaste.
C’est d’autant plus remarquable que L’Assassin habite au 21, malgré son début effrayant, est en fait une sorte de comédie policière. Fresnay y incarne un commissaire acquérant la certitude que « Monsieur Durand » se cache parmi les habitants d’une modeste pension de famille. Il s’y installe donc incognito en se faisant passer pour un clergyman… bientôt imité par sa volcanique fiancée, qui le soupçonne d’infidélité et feint de ne pas le connaître ! Mais sous le brillant du divertissement, on voit clairement poindre le méchant pessimisme de l’univers Clouzot. Le décor a quelque chose de miteux et de pourrissant, et surtout, la petite communauté des pensionnaires offre un sidérant défilé de personnages tarés et troubles : une vieille fille aux prétentions littéraires, un vétéran acariâtre, un amuseur de music-hall sur le retour (joué par le merveilleux comique Jean Tissier), un fabricant de poupées sans visage, un ancien boxeur aveugle flanqué d’une inquiétante infirmière. S’il s’agit là de caricatures drolatiques, elles sont donc dessinées à l’encre la plus corrosive et la plus noire.
Le Corbeau, lui, ne rigole plus du tout, et étend le principe à une ville entière. Une tranquille bourgade de province est secouée par une vague de lettres anonymes fielleuses, mettant souvent en cause un médecin austère et avare de mots. Bien sûr, tout le monde fait mine de s’indigner, mais en réalité, l’hypocrisie et les commérages en mode « il n’y a pas de fumée sans feu » vont bon train. Une fois encore, l’impitoyable étude de moeurs compte davantage que le dévoilement du coupable. D’ailleurs, le scénario sous-entendra que ce dernier n’est pas l’auteur de toutes les lettres, des anonymographes « copycats » ayant sauté sur l’occasion pour envoyer aussi les leurs… Vous pensez que le cinéaste a été salué pour avoir eu le culot de glisser dans une production Continental (la fameuse boîte fondée par l’Allemagne nazie pour tourner des films en France) une attaque contre l’atmosphère de délation généralisée prévalant pendant l’Occupation ? Figurez-vous qu’à la Libération, Le Corbeau sera qualifié d’oeuvre anti-française montrant nos compatriotes comme de vils dégénérés, et Clouzot écopera ainsi d’une interdiction d’exercer le métier de réalisateur. À vie, même si la sanction sera finalement levée au bout de plusieurs années.

LE VICE ET L’AMOUR
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