THE STRANGERS de Na Hong-Jin
The Strangers
Au commencement, rien ne nous est inconnu. Un petit village appelé Goksung, niché dans les montagnes de la campagne coréenne. Un double meurtre ultra violent visiblement perpétré par un déséquilibré shooté aux champignons hallucinogènes. Un flic local débonnaire, Jong-goo (Kwak Do-won), trouillard mais sympathique, très attaché à sa petite famille. Une galerie de personnages du cru versant volontiers dans les ragots… Le décor évoque nombre de polars coréens, en tête desquels l’immense Memories of Murder de Bong Joon Ho. Puis, la machine qu’on croyait bien huilée se détraque peu à peu. D’autres meurtres sauvages, un mal étrange qui couvre de pustules les assassins, et ce Japonais mutique (Jun Kunimura) que tout le village désigne comme un monstre qui hante la forêt et dévore la chair des animaux… Jong-goo n’y comprend pas grand-chose, mais lorsque sa fille adorée présente les mêmes symptômes que les meurtriers, il va se livrer corps et âme pour la sauver.
LA FURIE ET LA FOI
Les plus grands réalisateurs commencent souvent leur film par un premier plan ou une première séquence qui englobe tout leur propos. The Strangers ne fait pas exception à la règle. Ici, le Japonais incarné par Jun Kunimura transperce un ver de terre au moyen d’un hameçon afin de se confectionner un appât pour la pèche. À la lumière de ce qui va suivre, ce passage revêtira la signification que votre sensibilité au récit voudra y apporter. Car The Strangers est quasiment un exercice interactif. Si Na Hong-jin a passé presque trois ans à en écrire le scénario, ce n’est pas pour rien : la façon dont ce dernier se déploie ne cesse de remettre en question les précédents développements, jusqu’à ce que le spectateur soit littéralement perdu dans ce labyrinthe émotionnel où chaque révélation apporte son lot de questions, mais aussi de repositionnement moral. Le visionnage de The Strangers sera donc une expérience unique pour chacun. Et éprouvante pour tous.
Si Na Hong-jin explique avoir énormément appris de ses aînés coréens (Park Chan-wook et Bong Joon Ho en tête), sa filmographie n’a cessé de prouver que sa sensibilité cinématographique occidentale était également l’une des raisons majeures de la qualité de son cinéma, à la fois taiseux comme du Melville et furieux comme du Friedkin. Si ce bagage biculturel n’avait jusqu’ici nourri que son approche technique (en termes de découpage, de rythme et d’ambiance), elle se révèle dans The Strangers fondamentalement liée à l’histoire. Ainsi, plus les événements qui secouent la ville de Goksung prennent un tour inexplicable, plus la spiritualité prend une importance prégnante dans la façon dont les personnages affrontent les faits. Dans la seconde moitié du film apparaissent donc deux protagonistes, un jeune prêtre catholique coréen d’abord uniquement impliqué pour sa maîtrise rudimentaire du japonais, et un chaman (le chamanisme, issu de la Sibérie, est la plus ancienne religion de Corée) appelé pour lutter contre l’esprit malin censé avoir pris possession de la fille de Jong-goo. Deux religions issues de civilisations différentes, toutes deux ici opposées au même Mal. Au milieu, Jong-goo, flic de campagne malhabile (c’est une constante dans les films coréens que de décrire les policiers locaux comme des incapables) qui passera du cartésianisme primaire à la superstition, non sans avoir prêté foi aux ragots colportés par ses proches, qui désignent forcément le Japonais comme la source du Mal (une petite révision de l’Histoire coréenne vous suffira à comprendre d’où provient cette haine tenace). Et c’est en retraçant le parcours émotionnel du personnage que l’on parviendra finalement à établir l’évolution dramatique de The Strangers : malgré les apparences, le Mal ne se nichait pas dans la cahute d’un ermite haï de tous. Il résidait dans le coeur de braves gens engoncés dans leurs habitudes, leurs croyances et leur inculture qui, en pensant guérir leur petite ville de sa maladie, ont réveillé un authentique démon. The Strangers est donc un film littéralement contaminé par le Mal, à mesure que les personnages, manipulés par un charlatan et leur propre crédulité, sont grignotés par l’inhumanité qui sommeillait en eux. En nous collant aux basques d’un antihéros foncièrement sympathique et dont les motivations ne peuvent que recueillir le suffrage du spectateur, Na Hong-jin nous retourne de fait littéralement le cerveau. Et démontre que quelle que soit la foi que l’on embrasse et le dieu auquel on croit, la première source d’affliction et de malignité sur cette Terre ne sont autres que l’homme, la faiblesse de son esprit et la turpitude de ses passions (thématique totalement friedkinienne par ailleurs). Pas très éloigné d’une certaine tradition du fantastique littéraire américain dans sa construction (on pense au roman Bazaar de Stephen King et donc à la nouvelle Le Distributeur de Richard Matheson), Na Hong-jin dispose chaque pièce du puzzle de façon absolument méticuleuse, de façon à ce que le spectateur explore chaque piste narrative avant d’être, comme le héros, confronté à l’indicible vérité. Une vérité qui verse pleinement dans le surnaturel, à la fois visuellement (l’incroyable séquence de la voiture et des papillons) et métaphoriquement, puisque s’il autorise une lecture cartésienne pendant une majeure partie du film, le réalisateur la balaye pour ouvrir les portes de l’occulte dans un geste qui traduit mieux que n’importe quel discours rationalisant et moralisateur la vérité intrinsèque de son film.
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EXORCISTE CORÉEN
Ce tour de force n’aurait pas le même impact sans les partis-pris de mise en scène adoptés par le cinéaste coréen. Jusqu’au bout de son conséquent récit (2h36 au compteur), Na Hong-jin ne se départira jamais d’une réalisation sobre, implacable dans ses lents travellings avant et ses cadrages discrètement claustros. Aucun recours à des artifices de forain, à des jump scares hors sujet, à des éclairages outrés pour signifier le basculement dans le fantastique. Là encore, Friedkin, et plus précisément son Exorciste, vient à l’esprit. Et face à ce mastodonte filmique, dont il se révèle être l’un des plus brillants héritiers, The Strangers ne démérite jamais. Et ne fait que confirmer ce que le long-métrage de l’Américain avait déjà balancé à la face d’un monde incrédule en 1973 : le Mal n’a pas besoin d’être mis en scène. Il lui faut seulement des esprits faibles et corruptibles. Alors, l’enfer ouvre ses portes…
Laurent DUROCHE
INTERVIEW NA HONG-JIN
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