
THE LOBSTER de Yorgos Lanthimos
The Lobster

Premier soulagement : avec son quatrième film, Yorgos Lanthimos s’éloigne du cynisme froid, ennuyeux et casse-gueule de ses précédents travaux (Canine et Alps, ouch !), abandonnant ses petits huis clos laconiques et cryptiques pour brosser le portrait incisif d’une société régie par un système où l’amour est devenu un challenge tout autant qu’un marché, et dans laquelle le principe de relation amoureuse est synonyme de source d’angoisse permanente.
Sans s’embarrasser de scènes d’exposition superflues, le récit plonge le spectateur in medias res dans la tristesse d’une rupture de couple brutalement expéditive subie par le pauvre David (Colin Farrell, magistral en gros morceau de viande fatigué). Largué sans ménagement par sa femme et parce que l’État civil ne reconnaît pas d’autre statut que celui du couple, il est obligé de suivre une cure anti-célibat afin d’y trouver l’âme soeur – ou à défaut, une compagne ayant au moins un trait de caractère en commun avec lui. À l’instar des autres pauvres hères coincés dans cet enfer qui a tout de la prison de luxe, il a 45 jours pour remédier à sa solitude sous peine de se voir transformé en l’animal de son choix (qui se porte sur le homard, crustacé centenaire et fertile). Bien entendu, tous les coups sont permis. Notamment lors de chasses impromptues lors desquelles, afin de repousser l’échéance fatale, les résidents de l’hôtel peuvent capturer des individus errants, qui tels des points dans un jeu vidéo leur rajoutent des jours de vie supplémentaire. Et voilà que l’homme doit chasser l’homme dans une logique aussi absurde que féroce. Terreau fertile pour faire éclore des situations toutes plus aberrantes et grinçantes les unes que les autres, ce contexte pointe du doigt la fragilité émotionnelle dans laquelle se trouvent tous ces êtres esseulés. À choisir entre la peste et le choléra, David fuit l’hôtel pour se réfugier dans la forêt, rejoignant plus ou moins involontairement la caste des Solitaires affirmés, ces chassés hors-la-loi destinés à vivre comme des bêtes sociales cachées loin de la ville. Le film aurait pu s’arrêter là, mais Lanthimos va plus loin et, grâce à la seconde partie de son récit, évite les écueils de ses précédents films en ouvrant une petite porte narrative dans laquelle peut s’engouffrer une lueur l’espoir.
Afin d’accentuer l’ironie, le spectateur est placé dans une position inconfortable de voyeur, forcé d’observer l’absurdité de notre condition d’être humain animal et vil. Cette indiscrétion permanente, point de vue omniscient qui crée l’embarras général, provoque des rires souvent gênés ou, a contrario, des moments de pur malaise. Il suffit de se souvenir de la séquence prégénérique lors de laquelle une femme sort précipitamment de sa voiture pour abattre un âne à bout portant sans la moindre explication, le tout filmé depuis l’intérieur de la voiture dont le pare-brise trempé dévoile la scène par instants quand les essuie-glaces daignent nettoyer notre champ de vision. Le spectateur assis dans la salle – et dans l’habitacle – ne peut qu’assister, effaré, à cette scène étrange donnant immédiatement le ton. C’est que Lanthimos ne ménage ni son public, ni ses personnages. Il faut voir la première chasse à l’homme tournée dans un ralenti peu flatteur pour les acteurs, qui confère aux protagonistes une animalité maladroite et factice où l’instinct n’a pas sa place, ou encore ces nombreux plans fixes sur les Solitaires accroupis au pied des arbres, tels des insectes fragiles, petites créatures frigorifiées et affamées. Tous ces individus sont déjà des animaux, condamnés par avance, peu importe qu’ils aient choisi la sûreté minable d’un couple artificiel voué à l’échec ou qu’ils se parent dans la fierté inconfortable d’une solitude infinie (les personnages de Léa Seydoux et du couple gérant de l’hôtel, sosies flippants de Barbara Steele et Alfred Hitchcock, définissent parfaitement les deux camps). En ce sens, il faut souligner le soin accordé à l’importance fondamentale des espaces et des décors qui contraignent et confinent psychiquement ces personnages voués à une aliénation certaine, car contrairement au schéma classique imposé par le cinéma d’anticipation, où le salut vient avec la promesse d’un extérieur et la possibilité d’atteindre une nature souvent chimérique, dans The Lobster, il n’y a pas de clivage entre intérieur et extérieur : ici point de liberté, point de rédemption possible quand la nature est aussi une prison. Seul moment de répit et de bonheur fugace : quand le couple danse enlacé en silence près d’un lac, rare sc&eg [...]
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