SUSPIRIA de Luca Guadagnino

Suspiria

Revisiter le plus argentien des films de Dario Argento ? Blasphème. Le confier à un cinéaste chouchou de l’intelligentsia branchée ? Trahison. Obtenir, au final, un Suspiria 2018 absolument… passionnant ? Confusion, tout d’abord. Puis bonheur intense de constater que, dans le marasme créatif qui englue l’horreur (et plus largement le cinéma) moderne, on peut encore être surpris face à une entreprise aussi mercantile que le remake d’un classique intouchable et absolu.
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«Je n’aime pas le postmodernisme. C’est un geste cynique qui ne requiert aucune discipline. Il suffit juste de copier » disait Luca Guadagnino au Guardian, en 2010, lors de la promo de son mélo Amore. Audacieuse assertion pour un réalisateur qui n’aura eu de cesse de faire planer sur son propre cinéma l’ombre d’augustes prédécesseurs, notamment en remakant Jacques Deray en mode Antonioni dans A Bigger Splash (2015), ou en se prenant pour Bertolucci (sur lequel il a d’ailleurs coréalisé un documentaire en 2013) avec Call Me by Your Name (2017). La perspective de voir le cinéaste italien remaker le chef-d’oeuvre absolu de Dario Argento était, à l’aune de ces précédentes réalisations, quasi insoutenable. Déjà, voilà deux films qui se complaisent à se figer esthétiquement dans une pose alanguie et ensoleillée de shooting photo pour un quelconque magazine de mode qu’on retrouvera ensuite dans un salon de coiffure bobo de quelque capitale européenne qui se la pète… Et en matière de remake, A Bigger Splash se contentait d’une mise à jour géopolitique bienpensante et bêtement antibourgeoise (« Les riches c’est des connards, ils accusent les migrants ! »), tandis que dans Call Me by Your Name, le summum de la provocation était une branlette à la pêche tandis que le jeune héros – auquel Guadagnino a donné des traits autobiographiques – démontrait sa vaine virtuosité en revisitant du Bach à la manière d’autres grands compositeurs. Difficile de ne pas faire le parallèle avec les déclarations du metteur en scène, qui a clamé un peu partout vouloir refaire Argento en mode Fassbinder afin de voir s’il était capable de concilier la radicalité esthétique du premier et la profondeur psychologique du second. Eh bien, figurez-vous qu’il y est en quelque sorte parvenu, le con ! 



SUBMERSION
Il faut dire que le grand écart entre Guadagnino, chouchou des festivals à tapis rouge, et Argento, longtemps méprisé par la critique avant un récent, soudain et suspect revirement, est moins difficile à faire qu’on ne le croit. Pas la peine de jouer à JCVD entre deux escabeaux : si Guadagnino s’est mis à tourner des films en super 8 alors qu’il n’était qu’un enfant, c’était avec l’envie de devenir réalisateur de films d’horreur, son père lui ayant montré très jeune Psychose ou… Suspiria. « D’une certaine façon, Suspiria est mon premier film » expliquait-il au Wall Street Journal en 2017, « parce qu’il concrétise mes désirs d’enfance. Je ne veux pas rendre hommage à Dario Argento lui-même, mais aux émotions qu’il a fait naître en moi. Je ne veux pas faire sursauter les spectateurs, je veux les submerger. » Et là, on croit se souvenir que le premier long labellisé arty (et assez insupportable, si l’on en croit les critiques) de Guadagnino, The Protagonists (1999), parlait d’une équipe de tournage qui perdait les pédales en reconstituant un fait divers horrifique. Donc, déjà en point de mire, une fascination pour l’horreur, une réflexion sur le cycle de la répétition dans l’art et sur le rapport entre le réel et la fiction. Car oui, on ne vous l’a pas encore dit, mais la plus grande originalité de ce Suspiria nouvelle manière est bien d’abandonner l’abstraction et la quasi-atemporalité de l’original pour ancrer son histoire dans un contexte concret, le Berlin déchiré par le rideau de fer et le terrorisme des années 70. Pour le reste, on est en terrain connu : la jeune Américaine Susie Bannion (Dakota Johnson) débarque dans une célèbre académie de danse pour y devenir élève sous la houlette d’une chorégraphe autoritaire, Madame Blanc (Tilda Swinton). Au moment de son arrivée, l’établissement déplore la disparition d’une autre élève (Chloë Grace Moretz), ce qui marque le début pour Susie d’une inquiétante plongée dans les secrets de l’académie en compagnie d’une de ses camarades, Sara (Mia Goth)… 



SUSIE ORIGINS
N’y allons pas par quatre chemins : ce nouveau Suspiria n’est pas loin de rejoindre The Thing de John Carpenter, La Mouche de David Cronenberg ou L’Invasion des profanateurs de Philip Kaufman sur la liste des remakes les plus passionnants jamais réalisés. Parce que Guadagnino a l’intelligence de savoir qu’il n’égalera jamais Dario Argento sur son propre terrain, et que le scénario de David Kajganich (déjà auteur de la récente et excellente série The Terror et producteur de A Bigger Splash) a la pertinence de fouiller dans les recoins de celui d’Argento et Daria Nicolodi pour y dénicher des potentialités thématiques qu’il sait faire fructifier, dans une démarche explicative et quasi démystificatrice qui n’est pas sans rappeler, finalement, celle du Halloween de Rob Zombie. À vouloir donner sens à la mécanique quasi nonsensique du Suspiria de 1977 (qui est vraiment Susie Bannion ? Que vient-elle vraiment faire dans cette école de danse ?), cette relecture se pare d’une modernité thématique on ne peut plus brûlante, que des esprits chafouins pourraient même trouver crispante dans sa façon d’épouser une « cause à la mode ». Il n’empêche que ce faisant, ce Suspiria-là réussit à s’emparer du thème des sorcières en l’inscrivant à la fois dans un contexte historique large (du rigorisme religieux de l’Amérique paysanne aux camps de concentration) et dans un cadre circonscrit (un affrontement quasi politique entre différentes factions d’ensorceleuses), pour en tirer une parabole féministe qui fait singulièrement écho à un autre récent chef-d’oeuvre horrifique, à savoir The Witch de Robert Eggers.



HUBRIS 
Mais à force de justifications morales et d’enracinement historique, ce Suspiria 2018 n’aurait-il pas perdu l’intérêt fondamental de son modèle, à savoir son incroyable pouvoir incantatoire ? Après tout, Guadagnino s’est échiné à troquer le Fribourg Art Nouveau/Déco saturé [...]

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