SAINT MAUD DE ROSE GLASS
Après un événement traumatisant, Maud (Morfydd Clark), ancienne infirmière dans un grand hôpital, s’est réfugiée dans la religion. Retirée dans une petite ville côtière pour devenir aide-soignante à domicile, elle prend ses fonctions dans la demeure d’Amanda (Jennifer Ehle), une ex-danseuse à succès affligée d’une maladie dégénérative qui l’a clouée dans un fauteuil roulant et la force à vivre recluse dans son luxueux manoir. Alors que les deux femmes apprennent à se connaître, Maud devient peu à peu convaincue que sa mission sur cette Terre est de sauver l’âme d’Amanda en l’amenant à accepter Dieu…
Inviter le spectateur à s’immiscer dans les méandres d’une psyché dérangée est toujours un exercice délicat. On ne se lance pas dans une telle entreprise sans un carnet de route bien précis, au risque de se perdre en chemin. Car plusieurs voies s’offrent au conteur. En premier lieu, l’objectivité absolue, qui exclut le public du processus de pensée intime du personnage étudié et ne donne à constater que les événements tangibles, les effets de ses actes. Le choix de John McNaughton dans Henry, portrait d’un serial killer ou de Gerald Kargl dans Schizophrenia. À l’opposé du spectre, le surréalisme subjectif façonne la narration au moyen de symboles issus du cerveau déréglé du sujet, que le spectateur doit tenter de décrypter. C’est le mécanisme même du cinéma de David Lynch (Lost Highway, Mulholland Drive), et parfois de David Cronenberg (Le Festin nu, Spider). Et puis, il y a la voie médiane, plus explicative, plus empathique, puisqu’au lieu de faire appel à l’analyse à froid de l’objectivité absolue où au jeu de piste psychanalytique du surréalisme subjectif, son but est d’impliquer émotionnellement le public, de lui faire ressentir la détresse intime du protagoniste, mais aussi la densité des ténèbres dans lesquels celui-ci s’enfonce. Nous saisissons non seulement l’ampleur du trouble, mais aussi tout le poids des effets de celui-ci sur le rapport au monde de l’âme affligée. C’est une arme à double tranchant, qui exige un dosage subtil. Le Roman Polanski méticuleux de Rosemary’s Baby ou le Darren Aronofsky à la main lourde de Requiem for a Dream en savent quelque chose…
ET L’OMBRE FUT
On sent, dans le travail d’écriture et de mise en scène de la jeune Anglaise Rose Glass, un soin méticuleux apporté à ce dosage. C’était primordial : après tout, Saint Maud se donne l’épineuse tache de décrypter l’une des facettes du fanatisme religieux, la plus intime, celle qui tient à la fois de la détresse existentielle, de l’interprétation biaisée des dogmes et de la maladie mentale pure et dure. Au fur et à mesure qu’évolue sa relation avec Amanda et que grandit sa ferveur, Maud réduit son propre champ de vision de la réalité, et contamine cette dernière avec sa conception très personnelle de la religion, en même temps que Rose Glass contamine son film avec une imagerie de plus en plus surréelle. Au-delà d’une narration certes joliment implacable mais tout de même calée sur des rails plutôt familiers (le script emprunte finalement, en inversant son point de vue, les mécanismes de dérèglement progressif du thriller domestique à tendance horrifique), l’accomplissement de Saint Maud tient tout entier à la façon dont la cinéaste réussit à retranscrire tous les enjeux psychologiques de son script à travers sa mise en scène et sa direction artistique. L’exemple le plus évident est la façon dont les demeures respectives de Maud et Amanda ont été conçues comme de purs espaces mentaux reflétant non seulement la personnalité des deux femmes, mais aussi la nature de leurs interactions. Le microcosmique studio de Maud, d’un dépouillement monacal et baigné d’une lumière blafarde, est autant le reflet de la précarité de la situation sociale de la jeune fille que celui de ses aspirations spirituelles ascétiques. Dans cette simple pièce, il n’y a qu’elle, et parfois Dieu. Le manoir d’Amanda, lui, est imposant, fait de bois, de marbre, de lourdes tentures au parfum qu’on devine capiteux, rempli de souvenirs d’une vie riche en émotions et en sensations dont l’ancienne danseuse est aujourd’hui privée… Un sanctuaire autant qu’un tombeau : on y trouve des coins sombres et obscurs, comme si quelque chose guettait, peut-être la mort que la maladie a amenée dans son sillage. Lorsque Rose Glass filme la découverte des lieux par Maud, elle investit le décor d’une enivrante charge sensitive pas loin d’évoquer – en moins vénéneux toutefois – le cinéma de Peter Strickland (Saint Maud partage d’ailleurs avec Berberian Sound Studio la productrice Mary Burke). À plusieurs reprises, le travail photographique se fait ainsi l’écho de la psychologie des personnages (voir ce magnifique plan lors de la soirée d’anniversaire d’Amanda où Maud s’enfonce dans les ténèbres alors que passe devant elle un gâteau chargé de bougies), avant que la réalité ne cède sous les coups de boutoir de plus en plus impérieux de la folie de l’héroïne, se laissant envahir par de brèves visions fantastiques, voir des passages purement horrifiques. Lors d’une scène en particulier, Saint Maud s’autorise un écart plus brusque que les précédents, offrant une nouvelle interprétation du récit à l’aune des fantasmes de Maud… ou de ceux des fans de genre pur et dur.
SYMBOLE HIC
Mais l’inexorabilité de la spirale infernale qui engloutit Maud n’aurait pas un tel impact sans la discrète émotion qu’insufflent au récit ses interactions avec Amanda. Triste illustration – portée par les performances impeccables et nuancées de Morfydd Clark et Jennifer Ehle – de deux solitudes qui ne se complètent jamais, Saint Maud déniche parfois la lumière dans un sourire empreint d’espoir, dans un cadeau bien intentionné, dans une complicité physique quasi sensuelle… mais fait immédiatement s’écraser ces embryons de compréhension mutuelle sur le mur du fanatisme aveugle de Maud. Jusqu’à un bref plan final qui vient annihiler de façon aussi brutale que sardonique la subjectivité du récit. Du moins était-ce l’intention initiale de Rose Glass : la cinéaste avoue dans les pages qui suivent ne pas avoir forcément anticipé une autre lecture symbolique de cette saisissante image, qui dans l’esprit d’un spectateur chrétien pourrait revêtir un caractère religieux, voire conservateur. Cette ambivalence apporte paradoxalement une ultime pointe de modernité au discours du film, rappelant la difficulté de manier des symboles à une époque où ceux-ci voient leur signification objective niée ou dévoyée sous la pression de visions fanatiques ou populistes dont la parole a envahi la sphère publique. Des temps dangereux pour l’expression artistique sous toutes ses formes, mais qui rendent encore plus nécessaire l’existence d’un film comme Saint Maud.
I N T E R V I E W ROSE GLASS
RÉALISATRICE & SCÉNARISTE
Rencontrée lors du dernier Festival de Gérardmer, où son Saint Maud a monopolisé le palmarès, Rose Glass nous explique comment elle a conçu cette descente aux enfers intimiste et sensitive, dans laquelle la question du point de vue est essentielle.
Vous avez réalisé cinq courts-métrages avant Saint Maud, et la majorité d’entre eux s’intéressent à des personnages aliénés ou en proie à des obsessions très intimes. Considérez-vous Saint Maud comme un aboutissement de cette thématique ?
Probablement, oui. J’ai toujours été passionnée par la narrat [...]
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