ROAD TRIPES

Les sorties cet été d'Enragé de Derrick Borte (2020) et en septembre du Voyage de la peur d’Ida Lupino (1953) prouvent que les films de « tueur sur la route », pour reprendre le titre du terrifiant roman de James Ellroy, traversent les âges sans perdre de leur pouvoir de fascination. Derrière les messages de prévention de ce sous-genre punitif par excellence – tentez de sortir du droit chemin, et les enfers se déchaîneront – se cachent souvent des démons bien réels qui hantent les territoires arpentés par les bourreaux et leurs victimes.
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Aux États-Unis, la joyeuse frénésie des années 1920 fait peu à peu oublier les images désagréables de la Première Guerre mondiale. Dans son Cheval de fer (1924), John Ford participe à la construction du mythe d’une Amérique bâtisseuse, soucieuse de réduire les distances physiques pour créer du lien – le bon traitement de la main-d’oeuvre chinoise et la gestion des « désagréments » indiens relèvent naturellement de la licence poétique. Le Nouveau Monde s’annonce fa-bu-leux, et il dispose avec le 7e Art d’un outil de promotion à même de l’installer sans effort dans l’inconscient populaire. Le Jeudi Noir et son krach boursier du 24 octobre 1929 sonnent comme un glaçant rappel à l’ordre : une partie conséquente de ce rêve debout reposait sur de la pure spéculation, et la bulle explosera avec fracas. Le spectre de la Grande Dépression plane sur le Détour d’Edgar G. Ulmer (1945). Al Roberts est un pianiste new-yorkais désargenté, abattu par le départ de sa petite amie pour Hollywood. Il décide de traverser les États-Unis d’une côte à l’autre, en autostop, pour épouser sa belle. Un parieur affable l’embarque à bord de sa décapotable : coup de bol, le bookmaker se rend justement à Los Angeles. Al prend le volant, s’autorise une déviation du parcours préétabli, et les éléments commencent à se déchaîner. Une tempête, son compagnon de route occis, une autostoppeuse maîtresse-chanteuse, il est à parier que les frères Coen ont dû se repaître à satiété de ce précis de déchaînement du chaos sur un pauvre hère, tout comme Oliver Stone pour son U Turn – ici commence l’enfer (1997). Ulmer décline bon nombre de figures archétypales du film noir dans ce long-métrage précurseur tant dans le fond que dans la forme – la maigreur du budget est compensée par une mise en scène fiévreuse, moins figée sur ses acquis que le tout-venant de la production hollywoodienne. Ce virage tombe à pic : la période voit émerger aux États-Unis des figures criminelles comme le pays n’en a pas connu depuis le Far West. John Dillinger, avec ses braquages dans différents États, précipite la création du FBI et suscite l’admiration des foules, mais sans doute moins que Bonnie Parker et Clyde Barrow, couple dont la croisade criminelle en fit l’équivalent précoce des futures rock stars – plus de 20.000 « fans » assistèrent à leur mise en bière. Le cinéma ne tarde pas à s’emparer de leur cas, faisant du couple de tueurs un grand classique de l’homicide itinérant. Gun Crazy : le démon des armes de Joseph H. Lewis (1950) traite frontalement de la fascination malsaine du pays pour les armes à feu, et ne cache que très peu leur assimilation à un substitut phallique – bien avant de rencontrer sa promise, aussi fine gâchette que lui, l’antihéros se voit reprocher son attachement maladif à son revolver jusque dans la salle de classe, dans des dialogues au double-sens éloquent. La vie de cavale qui s’ensuit substitue la voiture au foyer conjugal, la caméra y furète dans des angles inédits, dans des contre-plongées conçues comme autant de défis au puritain code Hays. Bonnie et Clyde d’Arthur Penn (1967) joue également de la métaphore sexuelle filée, fait de l’impuissance de Barrow un élément dramatique à part entière et transforme les impacts de balle en money shots – le massacre final relève de la pornographie assumée comme telle, magnifiée par les ralentis, le montage, le cadrage dans une orgie sanguinolente. Leur véhicule sera leur lit mortuaire. 



CHARLES S’EN CHARGE
À peine moins sexy pour la vox populi états-unienne que le couple Parker/Barrow, les adolescents Charles Starkweather et Caril Ann Fugate marquent l’Histoire des tueurs en série par leur sauvagerie, la gratuité totale de leurs meurtres, et leur très jeune âge – 14 ans pour elle, 19 pour lui. Ils engendrent une lignée de films bâtis sur la légende de leur personnalité : le beau gosse ténébreux et psychopathe, sa jeune – et pas si ingénue – compagne. Le premier film construit sur ce modèle, quatre ans à peine après le passage de Starkweather sur la chaise électrique (Ida Lupino, elle, n’aura attendu que quelques mois après l’exécution de Billy Cook pour tourner Le Voyage de la peur), est Le Sadique de James Landis (1963). Un huis clos à ciel ouvert dans lequel le sadique en question jouit de torturer un couple de passage dans un garage de rase campagne, tandis qu’une nymphette se frotte complaisamment à lui. Pleine de tensions sexuelles mal dosées, cette série B a le plus grand mal à faire avaler, avec les codes d’aujourd’hui, le jeu hypertrophié d’Arch Hall Jr., tout en grimaces surplombées d’un spectaculaire brushing. Il est hallucinant de constater que dix petites années séparent le film de La Balade sauvage, le premier chef-d’oeuvre de Terrence Malick, consacré lui aussi à cette fugue homicide. D’une beauté égale dans sa captation de la nature et de la passion des regards échangés par Sissy Spacek et Martin Sheen, La Balade sauvage séduit avec la même grâce que la sublime ritournelle qui lui sert de thème musical principal. Malick développe une empathie ambivalente pour ses personnages, ne les lâche jamais, s’abstient de toute complaisance et maintient la justesse de son ton d’un bout à l’autre. Un tour de force d’autant plus remarquable que l’alchimie de son oeuvre tient justement au fait qu’il filme des gosses, et n’a de cesse de brandir leur innocence.
La figure du couple de meurtriers disparaît des radars pendant une vingtaine d’années pour ressurgir dans les années 1990, comme pour faire dans un même élan le solde de la décennie écoulée, de la pop culture et du reaganisme. Sailor & Lula de David Lynch (1990), film beau et fou sur l’impossible mort du rock’n’roll, déplace de nouveau le curseur du jeune âge sur une puissante énergie libidinale. Sailor et Lula sont des animaux sexués et leur parcours n’a de cesse de le rappeler – chaque pause sur le bord de la route s’accompagne immanquablement d’une parade nuptiale sur du gros rock qui tâche ou sur les standards du king Elvis, puis d’une partie de jambes en l’air. Pulsions de vie et de mort finissent par s’y mélanger indistinctement, tout comme le rapport très fétichiste que Sailor Ripley entretient avec ses possessions : sa veste, ses bottes, sa voiture, sa nana, a priori dans cet ordre-là. Très chargée en puissance érotique elle aussi, Juliette Lewis jouera la parfaite Caril Ann Fugate dans deux films coup sur coup. Dans l’adorablement ringard Kalifornia de Dominic Sena (1993), elle joue – tout en accent sudiste à couper au couteau, mâchage intensif de chewing-gum et accoutrements très révélateurs – la copine d’un Brad Pitt caricatural à souhait en redneck psychopathe. Le couple part en covoiturage avec deux libéraux urbains joués par Michelle Forbes et David Duchovny. Ce dernier développe une fascination malsaine pour le mâle alpha arborant fièrement une casquette confédérée, et comprend un peu tard qu’une flopée de cadavres égrène leur voyage. Il y a une amorce de discours assez précurseur sur la division irréconciliable de l’Amérique en deux camps, et une ironie passable dans sa chute : Sena finit par tomber dans le même manichéisme aveugle que ses personnages et s’assied sur toute nuance. Lewis écopera d’un rôle infiniment moins passif dans Tueurs nés d’Oliver Stone (1994) : Mallory Knox gagne le droit de se révéler aussi tarée que son Mickey (Woody Harrelson), l’honneur est sauf pour la gent féminine enfin sortie de son rôle d’accessoire de luxe. Longue régurgitation de la génération MTV saturée d’images, la critique bulldozer des médias et de la fascination de l’Amérique pour ses enfants dégénérés vieillit mieux que le kaléidoscope formel d’un Oliver Stone en pleine catharsis de ses démons narcotiques. Le film se clôt comme il avait démarré, sur une chanson de Leonard Cohen. Les visions d’une terre aride clairsemée de carcasses laissent place à un invraisemblable happy end en camping-car, où la famille Knox taille la route dans la joie. 

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