Rencontre : Lloyd Kaufman
Il n’a jamais été facile de produire des films indépendants tels que les vôtres, mais on a l’impression que c’est encore plus difficile aujourd’hui. Larry Fessenden, le patron de Glass Eye Pix, semblait partager ce sentiment lorsque nous lui avons posé la question cet été…
Nous sommes plus célèbres que jamais, mais nous n’avons jamais été aussi fauchés ! (rires) La seule chose qui nous permet d’exister, ce sont les fans. Des gens loyaux. Troma est une toute petite société qui compte à peine une dizaine de personnes employées à temps plein. Ils sont jeunes et mal payés, mais ils adorent le cinéma et aiment se vautrer dans la fange. Ce sont des gens très dévoués, tout comme ceux qui vont voir nos films. Par exemple, si j’appelle un cinéma de Chicago pour passer l’une de nos productions, ils ne me répondent même pas ! Alors dans ce genre de situations, ce sont les fans qui vont voir les dirigeants de salles pour réclamer un film comme Return to Nuke ‘Em High. Et ils se montrent parfois tellement persuasifs que le cinéma finit par accepter. Je viens de tourner Shakespeare’s Shitstorm et toute l’équipe était composée de fans passionnés. Des gens qui adhèrent à notre philosophie, que l’on pourrait résumer ainsi : « Troma contre le reste du monde ».
Cet état d’esprit est justement très présent dans les documentaires qui accompagnent vos films en DVD. Les disques de Citizen Toxie : The Toxic Avenger IV ou Terror Firmer proposent des making of très honnêtes où l’on voit, sans aucun filtre, la folie régnant sur un tournage Troma. On est loin du politiquement correct de certaines featurettes hollywoodiennes !
Je pense que des documentaires comme celui que nous avons fait pour Poultrygeist : Night of the Chicken Dead pousseront certaines personnes à se dire : « Mais il est fou, ce Lloyd Kaufman : il fait dormir les gens par terre, leur fait manger de la nourriture épouvantable et gueule tout le temps ! ». Mais je pense qu’il est nécessaire de montrer tout ça aux étudiants de cinéma ou aux apprentis réalisateurs, car ils doivent voir à quel point il est difficile de faire un film Troma.
Au milieu de toute cette folie, il vous faut agir en véritable chef d’armée. À ce titre, le très méta Terror Firmer (dans lequel Kaufman interprète un réalisateur/producteur de films à petit budget – NDR) n’est pas si éloigné de la réalité.
Ce film connaît une vraie renaissance grâce au DVD et au Blu-ray. Il se vend bien et on continue d’en presser des exemplaires 20 ans après sa sortie. Le bouche-à-oreille est une bénédiction pour nous, car nous n’avons pas d’argent pour nous offrir de la publicité.
D’où votre intense activité sur les réseaux sociaux. C’est un bon moyen de se faire connaître gratuitement.
Oui, c’est très important pour nous, car on peut rester en contact avec nos fans de par le monde. Troma n’est pas seulement suivi aux USA : il y a la France, la Chine… Facebook, Twitter ou Instagram nous donnent la chance d’entrer en contact avec les gens sans rien débourser. Sans oublier notre site Internet qui est, je pense, très amusant. L’aspect négatif du Net, c’est l’omniprésence d’Amazon et Google qui monopolisent le marché, sans oublier le hashtag #MeToo qui marque le retour d’un certain moralisme… Pour en revenir à Amazon et autres, ils ont certes besoin de films à diffuser, mais les indépendants sont souvent obligés de couper des scènes de leurs films, là où les grosses productions peuvent être diffusées en version intégrale. Pas de problème pour Fox Searchlight, Sony Classics ou Pathé. Troma, en revanche… Nous devons sans cesse modifier le montage de nos films. J’ai écrit un essai à ce sujet, que vous pouvez lire sur mon site. J’y explique comment Amazon et Google étranglent les indépendants, et pourquoi il y a une sorte de « deux poids, deux mesures », comme dans le domaine de la publicité où Google ne paie plus grand-chose. L’un de nos films a été vu presque deux millions de fois sur le Net, mais nous n’avons reçu que 1200 dollars. L’année suivante, nous avons fait encore plus de vues, mais avons touché encore moins d’argent. Et en 2018, nous avons à peine touché 1,8 dollar ! Nos revenus sont en baisse constante, contrairement à ceux de ce que j’appelle « le club des élus ». Voilà pourquoi nous avons créé Troma Now, notre plateforme de VOD. On ne gagne pas d’argent avec, mais au moins, on garde le contrôle. Il n’est pas acceptable de devoir changer le titre d’un film, comme le réclame parfois Amazon. J’ai entendu parler d’un long-métrage pour lequel ils ne voulaient pas que le mot « avortement » figure dans le titre. On ne demanderait pas à Van Gogh de ne pas peindre de tournesols et de mettre des coquelicots à la place !
Contrairement à beaucoup de cinéastes, votre passion est arrivée sur le tard. Tout a débuté quand vous étiez à la faculté, c’est ça ?
Oui. Au début, j’étais plus porté sur le théâtre et les comédies musicales. Et encore, je voyais ça comme un divertissement, pas comme une carrière potentielle. Dans les années 60, j’ai lu des livres et des magazines comme Les Cahiers du cinéma à la faculté de Yale. Là-bas, les apprentis cinéastes étaient vraiment fascinés par la notion de « film d’auteur », et je leur traduisais les articles des revues françaises puisqu’ils ne parlaient pas votre langue. Et c’est comme ça que je m’y suis intéressé, en lisant des articles sur Godard ou Chabrol, qui a également été journaliste. Pour ces gens-là, le metteur en scène se doit d’être un dictateur, et son oeuvre est comme le reflet de son coeur. J’ai aimé cette idée et à force de lire beaucoup de livres et de magazines, je me suis vite passionné pour le cinéma. Les films présentés par le cinéclub de Yale étaient des films d’auteur réalisés par des gens comme Ford, Rossellini, Lang, Fuller, Chaplin ou Lubitsch. J’ai notamment été abasourdi par To Be or Not to Be, un film tellement fou et en même temps très discipliné. Après la fac, deux options s’offraient à moi : soit je travaillais comme assistant sur un film avec Barbra Streisand qui se tournait Californie, soit je rejoignais une petite boîte de production new-yorkaise. Une boîte vraiment dégueulasse. Au moment de choisir, je suis allé chez ma mère, où j’ai pris du LSD et, après 24 heures d’hallucinations, j’ai décidé de rester à New York pour devenir un cinéaste indépendant fauché. Je n’ai pas pu travailler avec l’actrice la plus désagréable du monde, mais j’ai pu rester à New York !
En 1973, vous avez coécrit Sugar Cookies (Les Pulpeuses en France – NDR). Que reste-t-il de votre travail à l’écran ?
Je voulais faire un film à la manière de Sueurs froides. J’étais obsédé par ce long-métrage, que j’ai vu un nombre incalculable de fois. Je voulais mettre deux femmes à la place de James Stewart et Kim Novak. Le problème, c’est que le projet a été confié à deux producteurs plus âgés que moi, et j’ai de plus laissé le metteur en scène (Theodore Gershuny – NDR) modifier trop de choses dans le scénario. Ce type était très gentil et très doué, mais son style était trop prétentieux. Sugar Cookies a écopé d’un X lors de sa sortie, et je crois que c’est le seul film classé X à avoir perdu de l’argent ! (rires) Comme je n’avais pas beaucoup d’expérience, j’ai choisi d’écouter ces deux producteurs plus expérimentés que moi. C’est grâce à moi qu’Oliver Stone a pu débuter dans le cinéma (le réalisateur de Scarface occupe un poste de producteur associé sur Sugar Cookies – NDR) et, dès le premier jour, il m’a dit : « Tu devrais réaliser le film, car ce type va en faire quelque chose d’ennuyeux. ». Et il avait raison. Je me souviens aussi que mes amis et moi avons dû nous occuper nous-mêmes du financement, alors que ces deux vieux producteurs – enfin pas si vieux, ils n’avaient que la quarantaine – n’ont pas donné un sou. Je n’ai eu pas le courage de m’imposer derrière la caméra, comme ç’a aussi été le cas lors de ma collaboration avec Menahem Golan, avec qui j’ai fait des films en Israël. Il me disait : (imitant l’accent du producteur israélien) : « Lloyd, tout ce que tu as à faire, c’est trouver l’argent et, moi, j’apporte l’équipe. Le cinéma cartonne en Israël et il est impossible de perdre de l’argent ! Si le film est tourné en hébreu, les gens le verront au moins six fois ! ». Là aussi, je me suis reposé sur des gens d’expérience, et le résultat est tellement horrible que j’en ai honte. Et ce n’était pas un porno en plus, mais un film tout public (il s’agit certainement de Ha-Balash Ha’Amitz Shvartz, 1973 – NDR) ! Michael Herz (cofondateur de Troma Entertainment – NDR) travaillait avec moi, et ça lui a aussi foutu un coup au moral, car tous nos amis avaient perdu leur argent sur ces deux films. Après ça, Michael et moi avons décidé de nous charger nous-mêmes de la distribution, car les gens pour qui nous avions travaillé étaient soit des voleurs, soit des incompétents. Ou parfois les deux ! Forcément, mes amis ne voulaient plus me donner d’argent pour un autre film.
Si The Toxic Avenger n’est pas le premier film produit par Troma, il s’agit de celui qui définira le futur « style » de votre compagnie. Sentiez-vous que le projet avait quelque chose de spécial lors du tournage ?
Squeeze Play, que j’ai tourné en 1979, a connu un beau succès dans notre pays. C’était un mélange de sexe et de comédie qui est sorti avant Porky’s. C’était un peu comme avoir trouvé une mine d’or, même si ce mélange n’était pas forcément bien vu à l’époque. Ce succès nous a permis d’acheter le Troma Building à New York et après ça, il y a eu Waitress ! – qui mariait le slapstick et le sexe –, The First Turn-On !! et Stuck on You !, qui ont plutôt bien marché. Par la suite, les grosses sociétés de production ont commencé à faire des films inspirés des nôtres, à la différence qu’ils pouvaient se payer de acteurs connus. Impossible pour nous de les affronter sur ce terrain-là, ce qui est injuste. C’est alors que Variety a publié un article intitulé « Les films d’horreur ne sont plus économiquement viables ». Et Michael Herz m’a dit : « Eh bien, s’ils ne veulent pas de films d’horreur, on va leur en donner, des films d’horreur. ». Reste que je ne suis pas très fan d&r [...]
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