Rencontre : Joko Anwar

De passage au PIFFF en décembre dernier pour présenter son film de super-héros Red Storm aka Gundala (qui sort fin août en Blu-ray : voir encadré), le très sympathique auteur de Modus Anomali : le réveil de la proie nous a parlé du cinéma indonésien et de ses traditions, partagées entre l’horreur satanique et un pléthorique univers de bandes dessinées qui commence aujourd’hui à sortir de l’oubli.

Red Storm nous révèle une réalité très peu connue en Occident : il a jadis existé une énorme industrie de la bande dessinée en Indonésie…
Oui, c’était en effet une industrie énorme. Bien sûr, il n’y avait pas Internet à l’époque, et nous n’avions donc rien d’autre à faire. Un gamin comme moi passait son temps à lire des bandes dessinées et à aller au cinéma, c’est tout. Cependant, vers la fin des années 80, l’accès aux BD et aux films étrangers est devenu plus facile. Du coup, les scénaristes locaux ont eu du mal à répondre à la demande de meilleures histoires, et les éditeurs se sont tournés vers des matériels extérieurs. De plus, en Indonésie, nous sommes très mauvais dans l’archivage de notre héritage culturel. Cela fait peut-être cinq ans seulement que nous avons commencé à restaurer nos longs-métrages et nos BD. Auparavant, c’était très dur de trouver des exemplaires, et beaucoup sont définitivement perdus. C’est une des raisons pour lesquelles je voulais faire des films de super-héros. Après les avoir vus, les gens des nouvelles générations prendront conscience du fait que nous avons eu des comics dans notre pays, et ils auront envie de les lire. De fait, nous avons commencé à réimprimer des BD des années 60, 70 et 80, grâce à Red Storm.


Quand vous avez présenté le film au PIFFF, vous avez déclaré que les BD indonésiennes étaient souvent des métaphores critiquant la dictature Suharto…

À l’époque, il était très dur de faire ne serait-ce que des blagues sur le gouvernement. Les BD et le cinéma étaient donc un moyen pour les artistes de glisser des commentaires sur les questions politiques et sociales. Les super-vilains représentaient les dirigeants, et de la même manière, les films d’horreur utilisaient le Diable comme un symbole de la dictature. Aujourd’hui, nous pouvons dire ce que nous voulons. Mais en hommage aux artistes de l’époque, j’ai jugé bon d’infuser à mon tour des commentaires socio-politiques dans un long-métrage comme Red Storm, qui bénéficiait d’un certain budget, et allait avoir une promotion importante et être vu par beaucoup de gens.


Justement, quelles modifications avez-vous apportées à la BD originale ?

Dès le tout début du projet, mon producteur et moi étions conscients que nous ne pouvions pas transposer la BD directement. Il nous fallait mettre au goût du jour la sensibilité de l’histoire, pour qu’elle soit… peut-être pas crédible, mais au moins logique aux yeux du public contemporain. Une des choses les plus importantes que nous avons changée, c’est le costume de Red Storm. Dans les BD, il a toujours des sous-vêtements par-dessus sa combinaison, et on n’explique jamais pourquoi il a des ailes sur les oreilles. Nous avons veillé à ce que son costume soit avant tout fonctionnel. Et bien sûr, nous avons modernisé la trame de fond du personnage, pour l’adapter à la situation actuelle de l’Indonésie, qui n’est plus celle des années 1960-70. Tout cela constitue de gros changements, qui ont pas mal affecté l’intrigue.



Mais Red Storm était déjà orphelin dans la BD ?

C’est en effet un point crucial. La BD commence avec un Red Storm déjà adulte, acquérant des super-pouvoirs. Or, l’auteur avait des notes personnelles sur les origines du personnage, précisant qu’il était orphelin et que ses parents étaient des travailleurs. J’ai donc repris ces notes pour les injecter dans mon propre scénario. Quant à Pengkor, il était l’un des principaux super-vilains de la BD, et il est ainsi devenu l’antagoniste majeur du film. Cependant, sa trame de fond était assez simple dans l’oeuvre originale : c’était juste un type au visage très bizarre, subissant la haine et les moqueries des gens, si bien qu’il voulait se venger de la société. J’ai donc voulu le rendre plus excitant et plus intéressant au niveau social, en en faisant le fils d’un riche planteur dont les parents sont tués lors d’une révolte de travailleurs. C’est pourquoi il déteste les petites gens : il veille à ce qu’ils n’aient jamais le moindre pouvoir, car il est persuadé qu’autrement, ils vont à nouveau lui faire du mal.


Pengkor est un personnage assez ambigu : il subventionne des orphelinats où les enfants sont pour une fois bien traités, mais cela lui sert aussi à former des tueurs acquis à sa cause. Il n’est pas à 100 %…

… pas à 100 % maléfique, ouais. Les méchants qui m’intéressent croient en des choses qui sont en partie bonnes. À l’inverse, mon super-héros n’est pas tout à fait un saint. Il a des doutes concernant les mécanismes de la société, et quand il essaie de faire quelque chose de bien, il ne sait pas forcément comment s’y prendre. Ainsi, parfois, sa méthode n’est pas adaptée. Je ne dirais pas que ces personnages sont ambigus, mais effectivement, ils ne sont pas à 100 % noirs ou blancs, et c’est ce qui les rend intéressants.


Oui, pendant assez longtemps, le héros refuse d’aider les gens maltraités dans la rue, suivant les conseils d’un autre orphelin…

Je tenais absolument à inclure cet aspect dans le film, car il résume la façon de penser de beaucoup d’Indonésiens aujourd’hui. Tellement de choses merdiques se passent politiquement et socialement, avec par exemple de nombreux cas de corruption. Et nous avons l’air de trouver normales ces injustices. De plus, comme je le disais en présentant Red Storm au PIFFF hier soir, l’op [...]

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