Réalité de Quentin Dupieux
Mais où s’arrêtera donc Quentin Dupieux ? À chaque fois que se déroule le générique de fin d’un de ses films, on se retrouve là, éberlué, à se dire que ce diable d’homme ne pourra pas pousser plus loin son système non-sensique. Et puis, badaboum : l’opus suivant, bien que frappé du même style immédiatement reconnaissable, parvient encore à ouvrir des perspectives inédites. Par exemple, Wrong marquait déjà un accomplissement dans la carrière du cinéaste, en termes de lignes narratives totalement étrangères les unes aux autres et pourtant secrètement enchevêtrées. Après un Wrong Cops hâtif qui en rajoutait un peu trop dans la méchanceté gratuite, Réalité est un nouveau coup de maître, rassemblant les acquis des titres précédents tout en les projetant dans une autre dimension. Entre autres, voyez le sort fait à la langue : retournant au français pour la première fois depuis Steak, Dupieux le mélange cependant à l’anglais, en faisant émigrer Alain Chabat et Jonathan Lambert dans les rues de Los Angeles. L’un joue un cadreur télé aux ambitions de réalisateur, et l’autre un producteur arrogant à qui il vient proposer un projet de long-métrage, source de dialogues hilarants entre les deux hommes. Il faut dire que le pitch vaut son pesant de cacahuètes, déployant un concept de science-fiction rudimentaire et neuneu à la mesure de l’odyssée de ce pneu qui, sans raison, s’animait d’une vie propre dans Rubber.
Arrêtons-nous un moment sur ce dernier, qui était jusque-là le meilleur Dupieux. Rubber était régulièrement interrompu par des scènes montrant des spectateurs juchés sur une colline, qui regardaient à la jumelle le « film » du pneu psychopathe. C’était parfois un peu laborieux, mais le procédé finissait par prendre tout son sens quand un niveau de récit se mettait à parasiter l’autre. Notamment, en apprenant que l’auditoire n’avait pas été exterminé comme prévu par un gâteau empoisonné, les poursuivants du monstre de gomme se retrouvaient contraints d’ « improviser » une suite à l’action ! Eh bien, avec Réalité, on est d’un bout à l’autre de la projection dans cette zone de frottement entre des univers différents. Bien sûr, il y a aussi le destin parallèle d’une petite fille américaine affirmant à ses parents qu’elle a vu une cassette vidéo s’échapper des entrailles du sanglier éventré par son père. Mais un détail donne la clé de l’ensemble. Pour lui sortir cette idée absurde de la tête, sa mère lui lit un livre pour enfants – or, il ne s’agit pas du tout d’un conte de fées, c’est en fait sa propre histoire de fillette essayant de convaincre le monde de l’impensable. Plus tard, la gamine menacera le directeur de son école de répéter qu’elle l’a vu se balader habillé en femme, alors que cette scène était censée être un rêve fait par l’enseignant. L’intrigue accumule ainsi des cauchemars, fantasmes et autres récits, d’abord présentés comme venant du psychisme de tel ou tel personnage – or, comme il s’avère qu’ils sont aussi perçus par les autres, ils retombent du coup dans le fil unique de la trame. Et tout cela finira par brouiller complètement la distinction entre la partie sur Chabat et celle consacrée à la petite fille.
En somme, aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’y a qu’une seule réalité dans le film. Seulement, cette réalité est une sorte de matière friable et mouvante où, faute de trouver une meilleure formule, on pourrait dire que tous les protagonistes se rêvent les uns les autres. En cela, Dupieux frappe un grand coup dans le domaine de l’onirisme au cinéma, qui se limite trop souvent à des artifices grossiers (effets de flou ou de ralenti, musique éthérée, vous voyez le genre) ou, au mieux, à des espèces d’univers alternatifs. Le réalisateur jette cet encombrant attirail aux orties, mais justement, cette sobriété apparente lui permet de toucher du doigt la véritable étoffe dont sont faits les rêves. Un certain gourou viennois a en effet décrit ces drôles d’images mentales où un élément connu du dormeur peut se scinder en deux formes distinctes, ou bien se superposer à un autre dans la même forme, ou encore se déplacer d’une forme à une autre. Ces phénomènes qu’on a du mal à appréhender sitôt réveillé, Réalité est un des rares films à les prendre à bras le corps, en tricotant une intrigue où les êtres et les choses ne cessent de se transformer les uns en les autres, pour déboucher sur une fantaisie et une liberté qui nous font hurler de rire tout en nous rongeant le cerveau.
Ah oui, un dernier point : Dupieux vit et tourne à Los Angeles. Au-delà de l’anecdote, c’est important, car ses oeuvres ne seraient probablement pas les mêmes si elles se déroulaient ailleurs que dans cette agglomération gigantesque où on ne sait jamais si on est à l’intérieur de la ville, dans une banlieue pavillonnaire ou à la campagne. Réalité ne déroge pas à la règle, plantant la caméra dans ces coins de rue sans qualité que les philosophes appellent des « espaces quelconques », et cette espèce de fond neutre permet au récit de faire résonner ensemble des événements n’ayant aucun rapport évident entre eux, comme une boule de flipper rebondissant dans tous les sens jusqu’à faire tilt. On attend avec impatience les étranges cartes postales que le cinéaste continuera sans doute à nous env [...]
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