Preview : Joker de Todd Philips

Joker

Accueilli par une standing ovation au Festival de Venise, Joker de Todd Phillips, le réalisateur potache de Very Bad Trip, promet de réinventer le personnage créé en 1940 par Jerry Robinson, Bill Finger et Bob Kane. En attendant la critique le mois prochain, nous avons décidé d’éclairer cette production iconoclaste au regard de l’évolution cinématographique et télévisuelle du clown de Gotham, marquée par les performances remarquables de Cesar Romero, Jack Nicholson, Mark Hamill et Heath Ledger.
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En juin 2018, la nouvelle tombe : Martin Scorsese doit produire un long-métrage consacré au Joker pour Warner et DC, mettant en scène Joaquin Phoenix dans le rôle du clown de Gotham. Le budget est estimé à 55 millions de dollars, soit à peine 20 % de celui de Batman v Superman : l’aube de la justice. Le réalisateur n’est autre que Todd Phillips, un protégé de Warner qui a rapporté au studio près d’1,5 milliard de dollars avec la trilogie Very Bad Trip. Entre Starsky et Hutch avec Ben Stiller et Owen Wilson, Retour à la fac avec Luke Wilson et Will Ferrell ou encore Road Trip avec Seann William Scott et Amy Smart, la filmographie de l’intéressé ne le prédestine pas nécessairement à un comic-book movie crépusculaire, encore moins à un film noir hérité de l’oeuvre de Scorsese.



DC EN PERDITION
Désarçonnante, l’annonce de ce Joker intervient dans un contexte particulièrement chaotique pour Warner, qui sort tout juste du désastre artistique et financier de Justice League. Crédité à la réalisation, Zack Snyder n’est bien sûr pas le seul coupable : ayant quitté la postproduction suite au suicide de sa fille, l’auteur de Sucker Punch est remplacé à la volée par Joss Whedon, lequel se voit chargé par le studio de repenser la narration et d’effacer le cliffhanger que prévoyait le scénario de Chris Terrio, très proche de celui qui fera le succès d’Avengers : Infinity War l’année suivante. Selon un article passionnant de The Wrap, les dirigeants Toby Emmerich et Kevin Tsujihara refusent en coulisse de repousser le lancement de Justice League afin de garder des bonus de salaires qui leur avaient été réglés à l’avance, sur la foi d’un planning de sortie digne d’un bulldozer. En pleine fusion avec le géant des télécoms AT&T, le studio fait également le choix de ménager ses actionnaires en évitant d’envoyer des signaux alarmants, mais cette stratégie se révèle finalement contre-productive. Justice League rapporte moins de 660 millions de dollars dans le monde entier pour un budget évalué à 350, hors marketing. Une réaction en chaîne commence : en septembre 2018, Henry Cavill déclare qu’il n’interprétera plus Superman, suivi en janvier 2019 par Ben Affleck dans le rôle de Batman. En février 2019, Forbes annonce que James Gunn, temporairement viré de Marvel Studio, prépare un reboot pur et simple de The Suicide Squad, mettant définitivement au placard le Joker de Jared Leto et la Harley Quinn de Margot Robbie. En mars 2019, le CEO de Warner Kevin Tsujihara est lui aussi poussé vers la sortie, rattrapé par un scandale sexuel post-Weinstein. Bonne ambiance.



DEVELOPMENT HELL(S)
Le lancement de Joker en plein délitement du DC Cinematic Universe (tout de même atténué par les succès de Wonder Woman de Patty Jenkins et Aquaman de James Wan) est aussi mystérieux que paradoxal. Mis en avant lors du communiqué initial, le nom de Scorsese disparaît du générique en septembre 2018, pour des raisons que l’on ne peut pour le moment qu’extrapoler. En plein tournage de The Irishman, un projet qu’il tente de monter à Hollywood depuis 2008 et auquel Netflix vient enfin de dédier une enveloppe de 175 millions de dollars, l’auteur des Affranchis (un film culte accessoirement financé par Warner) s’efface au profit d’Emma Tillinger Koskoff, qui collabore avec lui depuis Les Infiltrés (2006). Comptant une dizaine de personnes, l’équipe en charge de la production de Joker compte également Bradley Cooper et Todd Phillips lui-même, qui se révèle être à l’initiative de cette adaptation. « Quand nous avons fini le script » se souvient le cinéaste, « convaincre les nouveaux dirigeants de l’approuver nous a pris une année entière. J’avais pitché le concept initial à une équipe totalement différente, et j’ai dû recommencer à zéro. J’ai reçu des mails du genre : « Vous réalisez qu’on vend des pyjamas Joker ? ». Il y a eu des milliards d’obstacles à travers lesquels nous avons dû naviguer pas à pas. À l’époque, je les maudissais quotidiennement dans ma tête, mais je dois aujourd’hui remettre tout ça en perspective et avouer qu’ils ont quand même été audacieux de se lancer là-dedans. » Le projet est en effet bâti sur deux choix risqués. D’une part, l’absence totale de Batman et d’autres personnages majeurs issus des comics originaux, à l’exception peut-être de Thomas Wayne, futur père de Bruce (rôle offert au départ à Alec Baldwin avant que celui-ci ne soit remplacé par Brett Cullen, ironiquement déjà au générique de The Dark Knight Rises). D’autre part, Warner accepte de sortir le film en version R-Rated, soit interdite aux moins de 17 ans non accompagnés aux États-Unis. Encouragée par le triomphe de Deadpool, cette classification n’est pas pour les puristes autoproclamés de l’héritage DC un gage de qualité en soi : lui aussi R, le director’s cut de Batman v Superman a justement valu au studio quelques critiques assassines, en raison d’un nihilisme et d’une violence soi-disant incompatibles avec le matériau de base.



L’INTRIGUE ATTENDRA
Alors que la sortie de Joker approche, Phillips prépare en douce son opération de damage control, en répondant à l’avance aux frustrations qui pourraient échauder les accros aux comic-books. « Il n’y a aucun élément issu des bandes dessinées » martèle le réalisateur. « Les gens vont peut-être nous détester pour ça. On ne fait même pas le Joker : on raconte la transformation d’un homme en Joker. On a juste écrit notre propre version d’un type qui pourrait devenir ce protagoniste. C’est ça qui m’intéressait, tout est à propos de cet homme-là. » Si l’on en croit Phillips, l’intrigue passe donc au second plan, au profit d’un portrait du personnage à la subjectivité inédite – approche confirmée par le second trailer dévoilé peu avant la première du film au Festival de Venise, d’où il est difficile d’isoler une ligne narrative claire. Il y a sans doute une raison à cela : formé à l’improvisation extrême (les grandes lignes de Very Bad Trip avaient été posées durant le tournage), Phillips semble avoir appliqué sa méthode à Joker. Le témoignage de la comédienne Zazie Beetz (Deadpool 2) au micro de MTV le confirme : « Le script était super, mais nous l’avons entièrement réécrit pendant qu’on tournait. Littéralement. On se rendait dans la caravane de Todd, on écrivait une scène pour la nuit suivante, et on la tournait. Le coscénariste Scott Silver était là lui aussi, et participait à ces réécritures. Pendant les séances de coiffure et de maquillage, on mémorisait nos nouvelles répliques, et on les filmait. Et ensuite, on faisait des reshoots trois semaines plus tard. On ne pouvait pas attendre trop longtemps pour ces reshoots, car Joaquin Phoenix avait perdu beaucoup de poids. Il fallait donc faire vite, mais Todd est un spécialiste en la matière. » On peut supposer qu’un script cimenté dès le départ aurait évité d’imposer au réalisateur et à sa star des pick-ups excessifs, mais qui sommes-nous pour juger…



HUMOUR NOIR
À en juger par l’enthousiasme des spectateurs de Venise (il faut tout de même pondérer les réactions souvent extrêmes des festivaliers, d’un côté comme de l’autre), aucune trace d’improvisation n’est visible à l’écran. La patte de Todd Phillips serait toutefois parfaitement reconnaissable, notamment dans l’utilisation des ralentis et d’une musique parfois trop appuyée (confiée à Hildur Guðnadóttir, violoncelliste attitrée du regretté Jóhann Jóhannsson et compositrice de Sicario : la guerre des cartels et Chernobyl). Malgré ses ambitions narratives, Joker paraît de fait être un projet très personnel pour le cinéaste. Considéré comme un auteur comique avant tout, Phillips n’en cultive pas moins des idées noires, faisant du personnage nihiliste de Joaquin Phoenix son alter ego à l’&eacu [...]

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