PREMIER CONTACT DE DENIS VILLENEUVE

Premier contact

Il faudra patienter encore un peu moins d’un an avant de découvrir Blade Runner 2049, qu’est en train de peaufiner Denis Villeneuve. Pourtant, nous n’aurons pas à attendre jusque-là pour constater la maestria du cinéaste en matière de science-fiction. Car dans ce domaine, Premier contact est tout simplement la proposition la plus stimulante, rigoureuse et passionnante vue sur un écran de cinéma depuis Les Fils de l’homme d’Alfonso Cuarón. Rien que ça.

[ATTENTION SPOILERS !!!] 

Louise Banks (Amy Adams), professeure de linguistique, est engagée par l’armée américaine pour établir la communication avec des extraterrestres dont le vaisseau est apparu en plein Montana, comme onze autres un peu partout dans le monde. Mais ce premier contact est compliqué par la méfiance des différents gouvernements envers les visiteurs, ainsi que par les étranges changements que ceux-ci provoquent chez Louise…

Longue d’une quarantaine de pages, la nouvelle de Ted Chiang dont est tiré le scénario (L’Histoire de ta vie, récompensée des prestigieux prix Sturgeon et Nebula) ne pouvait en l’état donner naissance à un long-métrage. Si Premier contact en reprendfidèlement tous les concepts et événements, il y ajoute tout le contexte politique dont découle l’escalade de la tension militaire qui fournit au film sa principale source de suspense. C’est ainsi qu’en partant d’une nouvelle absolument originale dans sa formeet son propos, Villeneuve et son scénariste Eric Heissererne peuvent éviter de retomber dans l’ombre de Stanley Kubricket Arthur C. Clarke, avec en tête 2001, l’odyssée de l’espace (pour la présence monolithique des vaisseaux aliens et leur impact sur l’Humanité) et Rendez-vous avec Rama (pour la découverte d’un environnement et d’une structure physique défiant nos lois naturelles). Est-ce une mauvaise chose ? Pas forcément, car ces ajouts demeurent absolument cohérents dans le contexte géopolitique actuel (James Cameron s’inspirera de la même façon dela version de Clarke de 2001 pour Abyss), et s’intègrent parfaitement dans les idées développées par Ted Chiang, qui constituent le coeur de Premier contact.

 

Dans sa nouvelle, l’auteur confronte son héroïne à la découverte des spécificités du langage des Heptapodes (nom donné aux extraterrestres) : ceux-ci communiquent visuellement à travers une écriture composée de sémogrammes (des signes qui ne forment pas des mots, mais revêtent une signification par eux-mêmes, à la manière des hiéroglyphes) dont l’organisation est soumise à une vision non linéaire du monde, c’est-à-dire débarrassée d’une conception de l’écoulement du temps qui irait du passé vers le futur. En se basant sur le principe du déterminisme linguistique, qui implique que les spécificités du langage dans lequel nous formulons nos pensées influent sur notre façon d’appréhender le monde, Chiang imagine que Louise Banks adopte peu à peu le fonctionnement mental des Heptapodes, ce qui lui confère la faculté de concevoir à son tour le temps non plus comme une donnée linéaire, mais comme un tout. En clair, elle a des visions de l’avenir, ce qui fait d’elle la seule personne en mesure de désamorcer une catastrophe annoncée (et la responsable d’une nouvelle ère « rousseauiste » empreinte d’universalité). Mais ce don la soumet aussi à des révélations douloureuses sur sa propre existence…

LE TEMPS ET L’IMAGE

À ce stade, on comprend qu’il fallait un cinéaste à la fois rigoureux et inventif pour traduire visuellement la complexité des concepts maniés par Chiang. Et Villeneuve fait mieux que relever simplement le défi : il transcende littéralement la nouvelle dont il s’inspire en en faisant une authentique profession de foi sur le pouvoir du cinéma. Déjà, un changement apporté à la nouvelle met la puce à l’oreille : Chiang imaginait que les Heptapodes avaient envoyé sur notre sol des sortes d’écrans de forme semi-ovale pour communiquer avec les Humains. Dans le film, ils viennent directement à notre rencontre, qui se fait dans leurs vaisseaux, à l’intérieur de pièces munies d’un mur transparent rectangulaire rappelant singulièrement… une salle de cinéma et son écran en Cinémascope. Cette surface, qui propose un mystère qu’il convient de déchiffrer pour évoluer (le langage des aliens/le film), on la retrouve sous d’autres formes dans le long-métrage, que ce soit la baie vitrée de la maison de Louise, symbolisant sa solitude, ou le mur d’écrans de la base militaire du Montana où apparaissent tous les experts du monde entier, figurant quant à lui l’absence de communication entre des peuplades humaines littéralement enfermées dans des « petites boîtes ». Trois motifs que Villeneuve filme fréquemment de la même façon pour n’en faire qu’un. Il appliquera cette rigueur à la fois mathématique et émotionnelle à tous les détails de Premier contact (notamment lors de la découverte des lois gravitationnelles du vaisseau), avec une maîtrise telle qu’il se montre capable de la dérégler volontairement pour indiquer un dysfonctionnement mental de son héroïne. Témoin ce raccord disgracieux piétinant la sacro-sainte règle des 180 degrés lors d’une scène de rêve…

Pourtant, la plus belle preuve de l’intelligence de Villeneuve dans sa façon de matérialiser les concepts ardus de L’Histoire de ta vie passe par une « astuce » aussi simple que puissante. Dans son récit conté à la première personne, Chiang entrecoupait les scènes de communication avec les Heptapodes d’une correspondance à sens unique entre Louise et sa fille, dialogue qui mêlait de façon a priori illogique des verbes conjugués au futur, au passé et au présent. À la lumière des pouvoirs acquis par Louise, ces « erreurs » grammaticales se révèleront totalement fondées, nimbant le récit science-fictionnel d’une douce tristesse existentielle, aussi intimiste qu’apaisée. Villeneuve, lui, transpose cet élément en jouant avec les conventions narratives et les préconceptions du spectateur en la matière. Ainsi, ce que l’on prend pendant les trois quarts du film pour des flashes-back révélant le trauma de Louise n’est rien d’autre que la manifestation de sa capacité à saisir le temps de façon non linéaire. Une figure scénaristique rabâchée devient de fait un authentique cheval de Troie cinématographique porteur d’une émotion à [...]

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