PASSION FANTÔMES

À l’occasion de la sortie de A Ghost Story, penchons-nous sur quelques romances qui n’hésitent pas à franchir les barrières de la mort pour donner vie à leurs histoires. Avec une préférence pour des titres rarement cités qui méritaient d’être exhumés afin de ne pas sombrer dans l’oubli.
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David Lean n’est pas encore devenu l’un des plus grands cinéastes épiques de l’Histoire du cinéma en faisant sauter le pont de la rivière Kwaï lorsqu’il s’attaque à L’Esprit s’amuse (Blithe Spirit, 1945), adapté de la pièce de Noël Coward, avec qui le réalisateur a déjà collaboré sur ses deux premiers films, Ceux qui servent en mer et Heureux mortels. Le fantôme est ici celui d’Elvira (Kay Hammond), la femme de Charles (Rex Harrison), un romancier qui travaille sur un livre consacré au spiritisme. Dans le but de parfaire ses connaissances en la matière, il organise un dîner où il convie un couple d’amis et une médium. Celle-ci lance quelques invocations et Elvira, invisible au reste de l’assemblée, apparaît à Charles. L’ennui, c’est qu’il n’est pas resté veuf bien longtemps et s’est remarié à Ruth (Constance Cummings), ce qu’Elvira n’apprécie pas du tout malgré sa condition de fantôme. Elle entreprend donc de se débarrasser de la nouvelle épouse de son ex-mari, qui a bien du mal à convaincre Ruth de la présence désormais permanente de celle qui l’a précédée dans son lit. Photographié dans un Technicolor de toute beauté par Ronald Neame (le futur réalisateur de L’Aventure du Poséidon et Meteor) qui fait ressembler le film à du Michael Powell, L’Esprit s’amuse est un joyau d’humour british qui brille par l’impertinence de ses dialogues et de son récit. Ruth meurt par la faute d’Elvira alors que cette dernière tentait de tuer Charles pour qu’il la rejoigne dans l’au-delà, et son fantôme cherche à se venger de sa rivale. Puis Charles meurt à son tour dans un accident qui lui permet de retrouver Ruth et Elvira dans un ménage à trois post-mortem, alors qu’il restait seul (et en vie) dans la pièce. Coward eut d’ailleurs un peu de mal à avaler ce nouvel épilogue, ce qui ne l’empêchera pas de retrouver Lean pour Brève rencontre quelques mois plus tard. Devenu un petit classique au fil du temps, le film connaît un terrible échec à sa sortie mais remporte un Oscar pour les effets spéciaux de Tom Howard, qui signera plus tard ceux de La Maison du Diable. Pour L’Esprit s’amuse, l’apparence fantomatique d’Elvira est rendue en faisant porter à Kay Hammond une tenue verte fluorescente, une bonne tartine de maquillage, une perruque, du rouge à lèvres et du vernis à ongles, puis un projecteur suit ses mouvements pour la rendre lumineuse même en plein jour.


SPIRIT IN THE SKY
Quant au fantôme d’Un nommé Joe (A Guy Named Joe, 1943), il ne revient pas d’entre les morts pour tourmenter son ex mais pour veiller sur elle. Pilote de bombardier basé en Angleterre durant la Seconde Guerre mondiale, Pete (Spencer Tracy) est une tête brûlée qui forme un couple tumultueux avec sa consoeur aviatrice Dorinda (Irene Dunne). Envoyé en mission au large des côtes écossaises, il se sacrifie héroïquement pour envoyer par le fond un porte-avions allemand, laissant Dorinda endeuillée et éplorée. Arrivé au paradis des pilotes, Pete est renvoyé sur Terre avec une nouvelle mission : jouer les copilotes invisibles des jeunes recrues pour en faire des as du manche à balai, ceux-ci croyant suivre leur instinct alors que leurs décisions sont guidées par l’ange gardien qui les escorte. C’est ainsi que Pete est chargé de l’éducation aérienne de Ted (Van Johnson), un pilote basé dans le Pacifique, ce dont il s’acquitte fort bien jusqu’à ce que son protégé fasse la connaissance de Dorinda. De tendres sentiments ne tardent pas à naître entre le jeune pilote et la jolie veuve, au grand désespoir de Pete, qui en oublie son rôle de mentor au point d’être rappelé à l’ordre par la hiérarchie divine. Il comprend alors que sa jalousie est purement égoïste et qu’il doit au contraire aider Dorinda à trouver le bonheur. C’est alors que Ted est chargé de bombarder un dépôt de munitions japonais : craignant de perdre à nouveau l’homme qu’elle aime, Dorinda prend sa place à bord de son avion et, guidée par Pete, détruit son objectif avant de revenir se jeter dans les bras de Ted… À l’inverse de la fin de L’Esprit s’amuse, celle d’Un nommé Joe était à l’origine beaucoup plus sombre puisque Dorinda était tuée en accomplissant sa mission, ce qui lui permettait de rejoindre Pete au Paradis. Jugeant que la mort de l’héroïne avait tout d’un suicide – ce qu’il était bien entendu exclu de cautionner en temps de guerre –, la censure exigea qu’une fin plus heureuse soit tournée. Même si cette modification affaiblit considérablement la portée émotionnelle du récit, Un nommé Joe conjugue à merveille romantisme et spectaculaire : Seuls les anges ont des ailes, disait le film de Howard Hawks quatre ans plus tôt, et c’est précisément celui-ci qu’évoquent la magie poignante et l’ampleur majestueuse de la mise en scène de Victor Fleming, qui offre ici un rôle en or à Spencer Tracy après l’avoir dirigé dans Dr. Jekyll et Mr. Hyde. En découvrant le film dans son enfance, Steven Spielberg est saisi d’un tel ravissement qu’il décide de devenir réalisateur. Il en placera un extrait dans Poltergeist avant d’en tourner un superbe remake avec Always (1989), qui reprend quasiment à l’identique le scénario original de Dalton Trumbo, à ceci près que Pete n’est plus un pilote de l’armée mais un combattant du feu dans une escadrille de pompiers aériens. C’est sur le tournage des Dents de la mer que Spielberg découvre que Richard Dreyfuss partage sa passion pour le film, et c’est donc à lui qu’il confie le rôle de Pete. Le couple qu’il forme avec Holly Hunter, la manière dont est décrite son amitié avec son supérieur (John Goodman) et la gaucherie touchante de Brad Johnson en jeune pilote transi d’amour font tout le charme d’un film qui reste le plus injustement mal aimé de la carrière du cinéaste. Aux yeux de bon nombre de fans de la première heure, Always marque d’ailleurs la fin des plus belles heures de Spielberg.


CLASSIQUE IMMORTEL
Deux ans après L’Esprit s’amuse, Rex Harrison renoue avec l’au-delà dans L’Aventure de Madame Muir (The Ghost and Mrs. Muir, 1947). Mais l’heure n’est plus à la comédie de moeurs : le film de Joseph L. Mankiewicz, qui avait tutoyé le fantastique avec Le Château du dragon (où figurait déjà Gene Tierney), est un sommet de romantisme et de mélancolie, peut-être la plus belle histoire d’amour jamais contée au cinéma. Encore jeune et veuve depuis peu, Lucy Muir (Gene Tierney, donc) s’installe dans un cottage sur la côte du Dorset pour fuir sa belle-famille en compagnie de sa fille Anna (Natalie Wood dans l’un de ses premiers rôles) et de sa gouvernante Martha. Elle ne tarde pas à s’apercevoir que la maison est hantée par le fantôme de son ancien propriétaire, Daniel Gregg (Rex Harrison), un capitaine de marine colérique mais attachant qui s’arrange pour que seule Lucy puisse le voir afin de ne pas effrayer Anna. Lucy étant dans le besoin, il l’aide à gagner de l’argent en lui dictant ses mémoires tandis qu’ils s’éprennent l’un de l’autre. Mais Daniel, conscient que c’est un amour impossible, la pousse à rencontrer un homme en chair et en os. Miles (George Sanders), un auteur croisé chez son éditeur, lui fait une cour empressée et Daniel s’efface en faisant croire à Lucy que leur relation n’était qu’un rêve. Mais Miles n’est qu’un vil séducteur marié et père de famille : lorsqu’elle découvre la vérité, Lucy est effondrée et retourne vivre au cottage. Bien des années plus tard, alors qu’elle arrive au terme d’une existence qu’elle a passée avec Martha pour seule compagnie depuis que sa fille est partie se marier avec un officier de marine, Lucy s’éteint paisiblement. C’est alors que Daniel apparaît et lui prend la main pour l’emmener loin du monde des vivants, Lucy ayant retrouvé l’apparence d’une jeunesse désormais éternelle. Emporté par le ressac de la sublime musique de Bernard Herrmann, L’Aventure de Madame Muir baigne dans une atmosphère de tristesse insondable et de profonde humanité qui ensorcelle et bouleverse. Les vagues de l’océan qui s’échouent sur la grève sont ici le symbole d’un amour qui déferle et revient avec une force intacte, alors qu’on a cru le voir disparaître à tout jamais.


L’AMOUR À MORT
L’année suivante, David O. Selznick, qui a remporté deux Oscars coup sur coup avec Autant en emporte le vent et Rebecca, tente de renouer avec le succès en produisant [...]

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