MADEMOISELLE DE PARK CHAN-WOOK
Mademoiselle
Dans la Corée des années 1930, sous l’occupation japonaise, Fujiwara (Ha Jung-woo), un habile faussaire, imagine un plan machiavélique pour conquérir le coeur de Lady Hideko (Kim Min-hee), une jeune et richissime orpheline japonaise vivant sous la coupe de son oncle concupiscent : faire engager la pickpocket Sookee (Kim Tae-ri) au service de sa « cible » en tant que domestique pour qu’elle la pousse à tomber amoureuse de l’escroc. Mais entre les deux jeunes femmes naissent bientôt des sentiments qui compliquent singulièrement les choses… Du roman Du bout des doigts de l’écrivaine anglaise contemporaine Sarah Waters, déjà adapté de chaste manière en mini-série pour la BBC en 2005, Park Chan-wook conserve la trame globale et la dynamique entre les personnages. C’est dans la transposition dans un contexte coréen et dans l’adoption d’une structure « rashomonienne » que le cinéaste trouve toute latitude pour exprimer son amour pour les mécaniques complexes, où les particularités d’un espace-temps donné (la Corée sous domination nipponne) nourrissent non pas une quelconque réflexion politico-historique, mais une vraie expérimentation sur le thème de la fusion entre deux entités a priori antinomiques. Toute la mise en place du récit déploie ainsi de multiples instances du motif de la dualité, que ce soit dans l’architecture de la maison où se déroule principalement l’intrigue (mélange de styles victorien et japonais, à la fois dans sa structure extérieure et intérieure), dans le positionnement social des personnages (la servante/l’héritière fortunée, l’escroc faussaire/l’oncle parvenu), dans leur utilisation de la langue japonaise ou coréenne (qui révèle leurs sentiments profonds ou leur duplicité), ou enfin dans la construction narrative du récit, articulé en deux mouvements offrant autant de points de vue différents de mêmes événements. Si Park Chan-wook nous avait déjà habitués à une minutie obsessionnelle et démiurgique visant à faire de chaque élément constitutif de ses films (décors, mise en scène, musique, dialogues) des moyens d’amplifier ses thématiques, il atteint avec Mademoiselle un paroxysme qui aurait dû aboutir, en toute logique, à une oeuvre figée dans sa sur-maîtrise (ce qui n’était pas loin d’être le cas du par ailleurs excellent Stoker). Paradoxalement, le miracle est ici que le réalisateur parvient à marier les vents contraires de l’ultra-maniaquerie formelle et du lyrisme passionné : en créant un carcan visuel et sonore précis et précieux envahi peu à peu par un romantisme échevelé, Park Chan-wook compose une valse à deux temps qui épouse les élans émotionnels de ses héroïnes, prisonnières de leur condition et des fantasmes érotico-financiers de mâles (faussement) dominants. Et si le film tout entier baigne dans une atmosphère de perversion sexuelle, il fait pourtant de ses scènes charnelles (incroyablement excitantes, Kechiche peut aller se rhabiller) le prélude à la naissance d’un authentique amour qui va à l’encontre des lois morales, mais épouse celles du coeur. Cette coexistence entre une ambiance subtilement sulfureuse et de purs élans romanesques ne cesse ainsi de titiller tous nos sens, dans ce qui ressemble à un mariage assez miraculeux entre Edogawa Ranpo et les soeurs Brontë à la sauce roman de gare feuilletonnant.
L’ART DU DÉTAIL
Et encore, tout cela n’est presque que le sommet de l’iceberg. Car à l’image de son histoire recelant moult chausse-trappes, Mademoiselle n’offre ses trésors intimes qu’à l’aune d’une scrutation attentive de la mise en scène de Park Chan-wook. Déjà, dans cette mécanique bipolaire qui dévoile progressivement les strates du récit grâce à deux points de vue différents, s’instaure un dispositif aussi ludique que puissant qui consiste à changer les axes selon le narrateur pour révéler à contretemps les sentiments des uns et des autres (cf. la scène où Hideko rejette Sookee et la pousse hors de sa chambre). Car si le scénario ne cesse de cumuler manipulations et jeux de dupes, la caméra, elle, ne ment jamais, et n’a pour but que d’exposer la vérité. Observez par exemple comment Park Chan-wook prend soin de mettre sur un pied d’égalité ses deux héroïnes par le biais de miroirs ou de mouvements de caméra qui renversent un déséquilibre de la composition pour in fine leur offrir des places équivalentes dans le cadre. Tout le coeur de Mademoiselle est là : au sein d’une rocambolesque histoire de duperie qui aurait pu, sous l’oeil d’un cinéaste moins avisé, déboucher sur un thriller sexy riche en cynisme et en broutages de minou, le réalisateur coréen fait de sa matière filmique l’expression de la réalité de ses personnages. En cela, le long-métrage marque l’aboutissement éclatant du parcours de Park Chan-wook. Car si les velléités esthétiques de ce dernier ont toujours cherché à souligner les thématiques de ses films, il aura fallu attendre l’histoire idéale, celle qui suscite des sensations plus émotionnelles qu’intellectuelles, [...]
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gpl
le 13/11/2016 à 03:33Quel film incroyable. Même si c'est dommage que Park Chan-wook plante régulièrement la fin de ses films. Mais pour le reste quel spectacle lancinant et vénéneux! quelle intensité dramatique! quel soin dans la reconstitution historique! Un film dont les fantômes viennent hanter les spectateurs plusieurs jours après sa vision. Rare d'avoir un spectacle qui fasse monter la température de cette façon.
Heureusement qu'il nous reste le cinéma coréen, après the Wailing mes deux meilleurs films de l'année.