LES COUPS ET LES DOULEURS

Dans son ouvrage Psychopathia sexualis (1886), le psychiatre Richard von Krafft-Ebing invente le terme « masochisme », en référence à l’oeuvre littéraire de Leopold von Sacher-Masoch, illustration éloquente d’une « pathologie sexuelle » de la catégorie des « névroses cérébrales ». La Vénus à la fourrure, Les Batteuses d’hommes, La Hyène de la Puszta : tous les récits masochiens présentent des hommes soumis à des femmes chasseresses, fouetteuses. Célèbre et respecté en son temps, le romancier n’apprécia pas cette postérité clinique. Le cinéma a négligé ses histoires, mais pas le masochisme.
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Dans son essai Le Masochisme au cinéma (1978), Jean Streff souligne combien le 7e Art serait un cadre idéal pour la pratique, invoquant les travaux de Theodor Reik : « Si l’on se réfère aux trois principaux éléments constitutifs de la tendance masochiste selon Theodor Reik, à savoir la fantaisie ou rêve éveillé dont l’imagination est la source principale, le facteur d’attente ou suspense qui tend à prolonger indéfiniment la tension, et enfin le trait démonstratif ou exhibitionnisme des deux éléments précédents, nous nous trouvons, en réunissant ces trois facteurs, en face d’une définition quasi idéale de l’art cinématographique : imagination, suspens, exhibition. » (p. 42). Le masochiste joue des rôles, donne des indications à ses « partenaires », soigne les détails de ses rituels au même titre que le cinéaste dirige les comédiens et veille à son découpage. Pour délimiter le cinéma masochiste, il faut le distinguer du cinéma sadique, car les deux notions s’opposent ; la victime du sadique n’est pas consentante, contrairement au masochiste. Aujourd’hui, on parle plus volontiers de domination et de soumission. Dans sa Présentation de Sacher-Masoch (1967), Gilles Deleuze analyse le monde à part du masochisme, auquel le « sadique » appartient : « En vérité, nous avons trop tendance à négliger cette évidence : si la femme-bourreau dans le masochisme ne peut pas être sadique, c’est précisément parce qu’elle est dans le masochisme, parce qu’elle est partie intégrante de la situation masochiste, élément réalisé du phantasme masochiste : elle appartient au masochisme. Non pas au sens où elle aurait les mêmes goûts que sa victime, mais parce qu’elle a ce « sadisme » qu’on ne trouve jamais chez le sadique, et qui est comme le double ou la réflexion du masochisme. » (réédition 2007, p. 37). Il convient donc de traquer les films relevant de cette définition, tâche délicate en raison de l’ambivalence des scénarios et des personnages.




LE MÉLODRAME, GENRE PRÉCURSEUR
La multiplication des brimades, les coups du sort, aussi cinglants que ceux d’un fouet, ont donné naissance à de grands mélodrames doloristes. Le cinéma muet a mis en avant des héros mutilés dont la complaisance à souffrir est sans ambiguïté. Ainsi cet artiste ambulant qu’interprète Conrad Veidt dans L’Homme qui rit (Paul Leni, 1928), exhibant dans les foires l’affreux rictus que lui ont jadis fabriqué les comprachicos (voleurs d’enfants), un faciès grotesque qui déchaîne effroi et rires chez les spectateurs. Il découvre son passé aristocrate et la spoliation de son héritage. Le récit passe de la cruauté de son emploi de « monstre de foire » à celle d’une injustice. Devant le vice étalé dont il est constamment la victime, cet homme auquel on dénie toute souffrance en raison de son sourire figé n’a qu’une échappatoire : être masochiste.
Star des disgrâces physiques, Lon Chaney se fond de manière saisissante dans ses rôles. Prothèses, contorsions, compression des membres dans des lanières et des corsets, maquillages éprouvants de sa propre invention : sa perfection inventive en fait l’acteur de souffrance le plus emblématique des années 1920. Erik, son Fantôme de l’opéra (Rupert Julian et Edward Sedgwick, 1925) au crâne squelettique, est l’archétype du masochiste éconduit. Reclus comme une ombre dans les souterrains de l’Opéra Garnier, aimant vainement une chanteuse qui en préfère un autre, poussant cet amour impossible jusqu’au sacrifice, il s’offre au lynchage d’une foule hargneuse. Le rythme, trépidant comme un serial, exacerbe ce final sacrificiel. La cruauté, autant physique que mentale, fait battre le coeur d’Erik : il n’échappe pas à la répulsion qu’il inspire quand sa belle séquestrée découvre son visage décharné sous son masque. Chaney avait déjà connu de telles déconvenues en Quasimodo dans Notre-Dame de Paris (Wallace Worsley, 1923), amoureux pathétique de la trop belle Esméralda, s’infligeant chaque jour quatre heures de maquillage éprouvant et 30 kilos de prothèses dorsales et ventrales. Worsley l’avait déjà dirigé dans le drame de la pègre Satan (1920) : dans son enfance, un chirurgien inexpérimenté l’amputait inutilement des deux jambes ; adulte et cul-de-jatte se mouvant avec des béquilles, il préparait sa vengeance. Sa performance physique, jambes repliées contre les cuisses, laissera des séquelles musculaires. Citons encore Larmes de clown (Victor Sjöström, 1924), drame de la déchéance dans lequel l’humiliation est sans cesse revécue sur un mode comique d’autant plus cinglant. Chaney est un savant, trompé par son épouse, publiquement humilié par son rival qui lui vole sa découverte scientifique ; il change de vie et devient « He », clown chaque soir giflé par ses partenaires, sous les rires du public.
Mais Chaney atteint vraiment les abîmes vertigineux du masochisme sous la direction de Tod Browning, se laissant piéger par l’humour noir du cinéaste. D’abord en faux infirme que l’ironie du sort paralysera pour de bon (L’Oiseau noir, 1926), puis en prestidigitateur paraplégique rampant comme un serpent, qui découvre que la jeune femme qu’il a prostituée et transformée en épave est sa propre fille (À l’ouest de Zanzibar, 1928). Leur chef-d’oeuvre est L’Inconnu (1927), mélodrame sublime de l’amputation, qui, selon Streff dans son chapitre sur l’amour fou, met en lumière « l’attitude provocante du masochiste en tant qu’inconsciente quête d’amour ». Porteur d’une aberration physique (un double pouce), Alonzo dissimule ses activités de voleur en travaillant dans un cirque ambulant en tant qu’artiste sans bras, lançant des couteaux avec ses pieds. Il endure déjà le martyre volontairement, sous un corset constricteur. Tombant amoureux de Nanon (Joan Crawford) qui, justement, ne supporte pas les bras des hommes, il pousse la logique à se faire véritablement couper les siens. Au retour de l’opération, il découvre la belle guérie, blottie dans les bras de Malabar, décidée à épouser celui-ci. Les amoureux lui annoncent l’excellente nouvelle. « On dirait que tu as maigri » lui dit Nanon. Chaney secoué d’un rire nerveux ou démoniaque, entre autodérision et extase : le gros plan de son visage est bouleversant. Les bras coupés surlignent la castration : il jouit de son impuissance, contemplant l’impétueuse Nanon qui manie le fouet sur le torse de Malabar dans un numéro de force truqué avec des chevaux sur un tapis roulant ; alors qu’Alonzo s’apprête à faire dérailler le mécanisme pour tuer Malabar, Browning filme Chaney, les yeux emplis de démence, les traits ravagés. Il n’est pas interdit d’y voir l’anticipation de son orgasme masochiste quand il se précipite sous les chevaux, à la place de Malabar, pour mourir aux pieds de sa belle à défaut de la serrer dans ses membres perdus. Personne ne comprendra l’accès de folie du bon, du pauvre Alonzo, ultime cruauté du scénario ou dernier plaisir masochiste octroyé au personnage.




LA BÊTE SOUFFRETEUSE
L’épouvante hollywoodienne des années 1930 épuise toutes les émotions troubles. Bela Lugosi peaufine sa nature maléfique, Charles Laughton brandit son fouet. À l’opposé de ce sadisme débridé se développent des récits victimaires, dont Boris Karloff est le représentant parfait avec la créature couturée créée par Frankenstein. Dès le premier volet de James Whale en 1931, le m [...]

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