Légendes : Tsui Hark 2ème partie

Du début des années 80 à la seconde moitié des années 90, Tsui Hark monte en puissance, partout à la fois, boulimique, maniaque du contrôle. Dix-sept ou dix-huit ans d’irrésistible ascension et, soudain, la panne, au terme d’un séjour hollywoodien stérile et de belles réussites sous le double signe de la love story et du fantastique…
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S’il délègue une grande partie des trois Histoires de fantômes chinois à son plus fidèle « lieutenant », Ching Siu-Tung, Tsui Hark se réserve la réalisation de Green Snake, adaptation d’une légende dont les deux héroïnes, des serpents, se transforment en femme afin de mieux goûter aux sentiments humains auprès d’un professeur dont elles se disputent les faveurs tandis qu’un moine bouddhiste leur cherche querelle. Une histoire déjà à l’origine d’un opéra, puis d’un premier film daté 1956, et dont les enjeux se rapprochent justement de ceux de Histoires de fantômes chinois. C’est d’ailleurs sa vedette féminine, Joey Wong, qui incarne l’un des deux rôles principaux de Green Snake, auprès de Maggie Cheung. « Il m’a fallu des années pour monter le projet » se rappelle Tsui Hark. « En cours de route, le casting a changé. Adieu Anita Mui et Gong Li ! Sans elles, impossible de me reposer sur un script rigoureusement identique. Dans mon esprit, Anita Mui correspondait à Serpent Blanc telle que je l’avais conçue : une créature à sang froid, imprévisible, qui, progressivement, se muait en une femme possessive, sulfureuse. En opposition, le moine aurait été un séducteur égoïste, une icône de la virilité. » À l’écran, il reste encore des brides de cette première mouture. Réécrit, le scénario place cependant les deux héroïnes, soeurs et rivales, sur un pied d’égalité. Le moine, quant à lui, prend l’habit d’un fanatique religieux, aveuglé par la nécessité de détruire les forces de l’au-delà. 

LOVE STORIES 

« Il m’a fallu tout bouleverser » confirme le réalisateur. « C’est donc frustré que j’ai commencé le tournage. Et quel tournage ! Il tombait constamment des hallebardes. Nous avons également enduré quatre typhons, une coulée de boue, sans compter que les effets spéciaux posaient problème. » Des effets excessivement ambitieux au regard des possibilités techniques de l’époque : un volatile géant, des masses d’eau sous contrôle, un gigantesque serpent volant… « Nous avons cependant dû en couper beaucoup, limiter la durée des plans. Green Snake m’a un peu déçu. Je l’ai même oublié pendant des années. » Pourtant, il n’y avait pas de quoi. Malgré des trucages qui auraient gagné à jouer la suggestion, le film n’en demeure pas moins d’une audacieuse sensualité, d’un kitsch chatoyant. Des qualités partagées par la réalisation suivante de Tsui Hark, The Lovers qui, à l’instar de Green Snake, s’appuie sur une légende, Les Amants Papillons, devenue un opéra, puis portée à l’écran à différentes reprises. « À treize ans, j’ai vu la version de Hi Han-Xiang. J’y avais emmené une fille pour notre premier rendez-vous. Vraiment marquant. Je me suis juré de faire un film sur ce sujet. » Soit la passion que se portent, dans la Chine médiévale, une jeune femme de bonne famille et un garçon d’extraction plus modeste. Un amour interdit, à la Roméo et Juliette, source d’un mélodrame déchirant qui ne s’oriente que très progressivement vers le fantastique, avec notamment ce moine qui libère deux papillons, l’âme des amoureux tragiques. « À l’origine, The Lovers s’achevait sur une fin différente. La jeune femme s’y jetait dans la tombe ouverte de son amant, avant que deux papillons n’en sortent. J’ai cependant tenu à quelque chose de plus réaliste. Le film a beaucoup évolué. Au montage, j’ai sacrifié de longs passages contemporains qui, parallèlement à l’histoire principale, confrontaient deux femmes. C’était trop complexe et ça éloignait le spectateur de l’essentiel. »

Ainsi allégé, The Lovers trouve son « poids » idéal. Sur un tempo beaucoup plus lent que le rythme rapide qu’il impose habituellement à ses réalisations et productions, Tsui Hark réussit là l’un de ses meilleurs films. À la surprise générale, au lendemain de la relative indifférence suscitée par Green Snake, le public chinois l’adopte massivement. Ses deux vedettes, Charlie Yeung et Nicky Wu, passent du statut d’inconnus à celui de stars. Les spectateurs les réclament dans une nouvelle romance. Tsui Hark s’exécute avec Dans la nuit des temps, reprenant en partie le principe de Canton Opera Blues, dernier opus (laissé au placard) de la trilogie entamée avec Shangai Blues et Peking Opera Blues. Avec, également, quelques morceaux de Retour vers le futur, puisque l’héroïne voyage dans le temps grâce à l’électricité, sur les traces de son défunt amour… Une idée dont le réalisateur exploite toutes les ressources mélodramatiques, fantastiques, et même comiques. « Sur le plateau, j’avais parfois l’impression de refaire Shangai Blues ! » regrette-t-il néanmoins. Et aussi, entre autres, Histoires de fantômes chinois, tant le script exhume d’une séquence à l’autre des éléments de ses précédents films, situations et personnages se mêlant dans un impressionnant tourbillon visuel. Un vrai shaker. 

FRÉNÉSIE TOTALE

En tant que producteur, Tsui Hark obtient avec la trilogie Histoires de fantômes chinois un beau succès à une époque où le cinéma de Hong Kong vit un véritable Âge d’Or. Et, à cette richesse, il contribue plus que quiconque avec ses propres réalisations, mais aussi les premiers grands succès de John Woo (Le Syndicat du crime 1 et 2, The Killer), le polar rétro Gunmen de Kirk Wong… Une foultitude de films battant pavillon Film Worshop, une société qu’il crée avec des intentions précises. « Je voulais injecter du sang neuf à la production locale, m’écarter des imitations que certains produisaient à la chaîne » assure-t-il. « Je tenais aussi à faire preuve de sincérité dans la mise en images des scripts choisis. Il n’y avait pas de place pour le cynisme à la Film Workshop. Que les films soient commerciaux est une chose, mais qu’on les fasse avec l’unique intention de gagner de l’argent en était une autre. Je voulais aussi que les réalisateurs se sentent chez eux, puissent s’exprimer librement et imposer leur style, leur vision des choses, sans avoir à se plier à des formules toutes faites. » De bien belles intentions, de bien belles paroles et autant de promesses que Tsui Hark ne tiendra pas, lui qui mène généralement à la baguette les réalisateurs de ses productions, supervisant systématiquement leur travail. « Un état de conflit permanent » retiendra Kirk Wong de son expérience sur Gunmen. D’autres cinéastes plus dociles, conscients qu’ils ne sont pas les patrons, s’accommodent mieux de cette tutelle. Comme l’ancien chef-opérateur David Chung avec Roboforce (une comédie de science-fiction entre Metropolis et RoboCop), Mak Tai Kit via Wicked City (l’adaptation de l’anime nippon La Cité interdite où s’affrontent hommes et mutants démoniaques), Benny Chan par l’intermédiaire de The Magic Crane (un Zu bis dans lequel se mesurent des clans du monde des arts martiaux), Daniel Lee par le biais du super-héros de Black Mask… Des films tour à tour brillants, foutraques, sophistiqués, bricolés, comiques, tragiques, glissant du nanar survolté à de purs moments de grâce. Tous reflètent la « méthode » Tsui Hark. Scénaristes pour la Film Workshop, les Français Julien Carbon et Laurent Courtiaud savent de quoi ils parlent : « Il est partout à la fois. Il dort dix minutes sur un coin de table, puis enchaîne les réunions pendant quinze heures. Il échafaude de brillantes théories sur John Ford, Alain Resnais ou Akira Kurosawa, lance une idée de script démente, puis se plonge dans les comptes de la compagnie. Il scrute d’un oeil glacé les effets spéciaux de l’une de ses productions avant de partir tourner un chef-d’oeuvre dans des conditions proches des années 30. Il finit de monter un film quelques heures avant la première. Il hurle contre ceux qui ne comprennent pas assez vite où il veut en venir, alors que son esprit travaille déjà sur une autre idée. Au terme d’une réunion, il décide en souriant de changer toutes les données d’une histoire. Juste pour voir ce que ça donne. Et peut-être aussi pour voir jusqu’où ses collaborateurs peuvent aller. Évidemment, la nouvelle version est à rendre pour le lendemain, à l’aube. » 

Au duo français, Tsui Hark explique que le secret de son activité se résume à « travailler vite ». Dans la frénésie, sans laisser à l’autre le temps de défendre son point de vue. « C’est vrai que j’aime bien exercer un certai [...]

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