
Légendes : Reggie Nalder
Son nom ne figure dans pratiquement aucun dictionnaire des comédiens, ni dans les encyclopédies du cinéma. C’est le lot de beaucoup de ces « gueules » dont les réalisateurs du fantastique et de l’horreur font régulièrement usage : Rondo Hatton, Michael Berryman, Richard Lynch… et Reggie Nalder. Il n’aura fallu à ce dernier qu’une apparition à l’écran pour que son visage devienne célèbre, en 1956, dans L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock. Le tueur au visage inexpressif, en embuscade dans l’une des loges du Royal Albert Hall, c’est lui. Un rôle réduit à l’essentiel : une silhouette hostile. Le réalisateur de Psychose a toujours su choisir ses méchants, petits et grands, et celui-ci ne fait pas exception. Un personnage mystérieux, à l’instar de son interprète, dont même la date de naissance est sujette à débat. Certains penchent pour 1922, d’autres pour 1911. Le site IMDb penche pour le 4 septembre 1907 à Vienne, en Autriche. C’est là, sur les rives du Danube, que Reggie Nalder (Alfred Reginald Natzler pour l’état civil) vient au monde. Un enfant de la balle, sa mère étant actrice et son père chanteur d’opérette. Il leur emboîte logiquement le pas. « C’était une tradition familiale » déclare-t-il. « L’un de mes oncles était également acteur. Un autre tenait un cabaret à Vienne. J’y ai débuté, non pas en tant que danseur classique – une discipline que j’avais pourtant apprise –, mais en tant que peintre. J’ai créé pour cet oncle de grandes toiles de paysages et de villes en guise d’arrière-plans pour ses spectacles. Un monde de pure fantaisie dans lequel je me plaisais. Les nazis ayant envahi le pays, j’ai quitté l’Autriche et me suis installé à Paris », à l’instar de beaucoup de juifs.
LA TÊTE DE L’EMPLOI
En France, Reggie Nalder ne change pas d’univers et persiste dans le spectacle. On raconte même qu’il aurait compté parmi les élèves des cours d’art dramatique de Louis Jouvet. Sans un sou en poche, il décroche un travail dans un cabaret, tour à tour chanteur et danseur. « Son propriétaire m’a immédiatement pressé de trouver un nom de scène » commente-t-il. « Mon nom de naissance, Natzler, ressemblant un peu trop à « nazi », il n’était pas possible que je me présente ainsi au public. Je l’ai par conséquent échangé contre Nalder. J’ai aussi abandonné le prénom d’Alfred pour Reggie, le diminutif de Reginald, mon second prénom. Pendant des années, je me suis livré à la danse de l’Apache dans cet établissement. » Une danse qui consiste pour l’homme à faire tournoyer sa partenaire dans tous les sens. Sportif. « C’était surtout choquant pour les femmes, la danseuse étant totalement soumise à son partenaire. Mon numéro a connu un certain succès, y compris pendant l’Occupation. Naturellement, je n’étais pas très heureux de me produire devant des soldats allemands, mais, pour survivre, je n’avais guère le choix. » Survivre et se fondre dans la masse, sans attirer l’attention de la Gestapo. Si sa judéité avait été découverte, Reggie Nalder aurait immédiatement été expédié dans un camp d’extermination. Il sort indemne de la guerre et, après la Libération, reste en France. Tout en poursuivant son activité de danseur de cabaret, il s’oriente vers le cinéma. « Quelque chose que je n’avais absolument pas prévu » reconnaît-il. « On m’a fait une proposition et j’ai saisi l’opportunité. » En 1946, l’Autrichien exilé débute à l’écran, encore qu’il soit brièvement apparu en 1938 dans une production autrichienne. Immédiatement, son visage creusé aux pommettes saillantes et son regard perçant amènent les réalisateurs et directeurs de casting à l’enfermer dans la case « type louche ». Ce qu’il incarne dans le drame de guerre Jericho de Henri Calef, dans Le Signal rouge où Erich von Stroheim tire la couverture à lui, dans Impasse des deux anges entre Simone Signoret et Paul Meurisse… Chauffeur de taxi chinois dans Mystère à Shanghai, une petite série noire hexagonale qui surfe sur la popularité des Mr Moto et autres Charlie Chan américains, il porte l’épée de capitaine des gardes dans le Barbe-Bleue de Christian-Jaque, incarne un gardien du camp de travail des Évadés de Jean-Paul Le Chanois, un maître d’hôtel pas clair dans Les Amants du Tage de Henri Verneuil… En quelques années, Reggie Nalder devient une silhouette parmi d’autres du cinéma français, avec des apparitions généralement si furtives que son nom n’est parfois pas mentionné au générique. Mais les circonstances le dirigent bientôt vers une grosse production américaine qui se tourne en France, La Taverne de La Nouvelle-Orléans, film d’aventure portuaire de William Marshall et Robert Florey avec Errol Flynn, où il incarne Constant, un agitateur à la solde du méchant en chef joué par Vincent Price. « Mon anglais étant loin d’être parfait, on ne m’a pas donné grand-chose à lui dire » précise Nalder. Quelques mots dans une séquence sur les trois que lui destine le scénario, la dernière ne lui réservant qu’un coup de madrier sur la tête. Des progrès dans la langue de Shakespeare, le comédien aura l’occasion d’en faire cinq ans plus tard, lorsqu’il croise le chemin d’Alfred Hitchcock en personne. En cette année 1955, alors qu’il prépare L’Homme qui en savait trop, le cinéaste est de passage à Paris. Un séjour express de 24 heures. Juste le temps de rencontrer Daniel Gélin et de trouver un comédien pour un rôle de tueur. Présélectionné sur photo, Reggie Nalder se présente à la convocation, inquiet, car depuis La Taverne de La Nouvelle-Orléans, son anglais n’a guère évolué. Qu’importe pour l’heure : la production prévoit un traducteur. « Initialement, Hitchcock m’a bien observé » se rappelle le comédien. « Ne sachant quoi lui dire, je lui ai souri. Il s’est alors retourné vers son entourage pour lancer : « Il sourit comme la réplique masculine de Mona Lisa. ». Tout le monde a ri de bon coeur. Quelques jours plus tard, l’un de ses assistants de production m’a appelé pour me demander si j’étais disponible pour partir à Londres puis à Los Angeles. Je n’en ai pas cru mes oreilles. Hitchcock, James Stewart, Doris Day… Inimaginable. » L’aventure est effectivement folle, même si son personnage n’hérite que de trois scènes et de dialogues laconiques. Une prestation brève mais marquante pour ce tueur à gages chargé d’abattre un dignitaire étranger en plein concert au Royal Albert Hall. À cause d’un héroïque médecin américain incarné par Stewart, il rate sa cible et s’écrase en contrebas du balcon d’où il fomentait son larcin. « Lorsque j’ai assisté pour la première fois à la projection des rushes, j’étais épouvanté » s’exclame Reggie Nalder. « Non pas que les scènes étaient mauvaises, mais je me trouvais laid. Jusqu’à présent, je m’imaginais posséder un physique à la Gary Cooper ou Clark Gable. Là, à l’écran, je découvrais un monstre. Je me suis dit : « Mon Dieu, je crois bien que ma carrière s’achève là. ». » Mais Alfred Hitchcock est satisfait de sa performance. « Je me souviens que, sur le plateau, il ne donnait que très peu d’indications. Conscient de ce qu’il représentait, il savait que ses comédiens feraient tout pour ne pas le décevoir, sans qu’il ait besoin de dire un mot. Pour la séquence de la tentative de meurtre, il m’a cependant demandé de fixer la cible avec amour, comme s’il s’agissait d’une belle femme. Étrangement, lorsqu’il m’adressait la parole, Hitchcock ne me regardait jamais dans les yeux ; il fixait mon entrejambe. Entre les prises, il lui arrivait de raconter des histoires grivoises, un peu comme un sale gosse. Un sacré personnage. Je lui dois tant. » À commencer par une belle exposition médiatique, la promotion qui entoure la sortie du film braquant les projecteurs sur le second couteau. Reggie Nalder compte même parmi les comédiens présents aux avant-premières américaines. « J’ai beaucoup voyagé pour L’Homme qui en savait trop » déclare-t-il. « Je suis allé au Festival de Cannes, j’ai posé pour les photographes devant le Carlton, en compagnie de Melina Mercouri et Jules Dassin. J’étais au centre de l’attention. Pendant plusieurs jours, j’ai réellement eu l’impression d’être une star. »
SÉRIEMANIA
Handicapé par un anglais toujours approximatif, Reggie Nalder ne [...]
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