LÉGENDES NATHAN JURAN
Pendant une dizaine d’années, à Hollywood, Nathan Juran occupe la place enviable de directeur artistique oscarisé. Une récompense obtenue pour la reconstitution très réaliste, sur les collines de Malibu, de la petite ville minière galloise de Qu’elle était verte ma vallée de John Ford, en 1941, mélodrame ouvrier sur lequel il remplace un premier directeur artistique. « Je n’avais jamais mis les pieds au Pays de Galles, pourtant j’avais l’impression d’y être » dira la comédienne Maureen O’Hara. Dès lors, architecte de formation, Nathan Juran reçoit proposition sur proposition. En tant que directeur artistique, il élabore les décors d’une trentaine de films de 1941 à 1952, dont Sang et or, Winchester 73 et Les Affameurs, Le Fil du rasoir…
Créer des décors et des univers, voilà qui aurait pu occuper Nathan Juran jusqu’à la retraite si, un jour de 1952, le producteur William Alland ne lui avait annoncé qu’il recherchait un réalisateur pour Le Mystère du château noir. « Je connaissais le scénario par coeur, de même que les moindres recoins du plateau. Je me suis dit : « Saisis ta chance ! ». Je me suis adressé à William Gordon, le responsable de la publicité du studio qui m’a lui-même envoyé voir son patron. Je me suis présenté et il m’a répondu : « Ne m’appelez pas monsieur, mais par mon prénom ! C’est ainsi que les réalisateurs me parlent ! ». » Et voici Nathan Juran engagé, sur recommandation (de Douglas Sirk, entre autres), pour reprendre le poste du chevronné Joseph Pevney aux commandes de l’un des derniers films d’épouvante gothique d’Universal, série B dans laquelle un châtelain borgne reçoit la visite d’un aristocrate sur les traces de deux amis disparus.
LE DERNIER GOTHIQUE
Avec Boris Karloff dans le rôle du docteur, Lon Chaney Jr. dans celui du serviteur muet et balafré, des passages secrets, des cachots, une forêt sinistre infestée de loups, une pièce remplie de crocodiles et une chasse à la panthère, Le Mystère du château noir tient les promesses du genre, soutenu par une photographie noir et blanc digne de ses plus grands classiques. Malgré un délai de préparation de seulement deux semaines à partir de son recrutement, Nathan Juran se tire honorablement d’affaire. « Pourtant, ce n’était pas gagné ! » reconnaît-il. « J’ai vite mesuré à quel point j’étais ignorant de la fonction. Je pensais pourtant être prêt. Heureusement, j’avais un excellent assistant en la personne de William Alland, qui assurait aussi la production. Il m’a guidé, m’a montré comment couvrir une scène de manière à disposer d’assez de matière au montage. J’ai tout réappris à son contact ! Je ne m’y connaissais pas davantage en direction d’acteurs, mais Boris Karloff m’a grandement facilité la vie. D’ailleurs, tous les acteurs se sont merveilleusement débrouillés, sans la plus petite aide du débutant qui était supposé les diriger ! »
Du Mystère du château noir, bien entouré, Nathan Juran sort renforcé, bénéficiaire immédiat d’une solide réputation de travailleur rapide et efficace. Universal lui propose aussitôt un contrat d’un an. Pour cela, il doit faire preuve de la flexibilité d’un vieux briscard apte à passer d’un registre à l’autre. En l’occurrence, d’un cadre gothique aux plaines du Far West, via des westerns : trois pour Audie Murphy (Le Tueur du Montana, Qui est le traître ?, La Rivière sanglante), un pour Ronald Reagan (Quand la poudre parle). Plus tard, il en ajoutera deux autres à son tableau de chasse : Good Day for a Hanging et L’Ouest en feu.
Histoire conventionnelle d’un prince vengeur en possession d’une lame qui le rend invincible, La Légende de l’épée magique clôt une année 1953 bien remplie. Cinq films en douze mois : belle vélocité. Nathan Juran relativise : « À l’époque, les tournages Universal, du moins pour les films de catégorie B, ne duraient pas plus de 18 jours. Il fallait être très préparé pour tenir de pareils délais. Pas de place pour le doute. D’un plan à l’autre, vous deviez avoir tout organisé dans le moindre détail. ».
Son contrat achevé, après avoir abordé la télévision par le biais de séries familiales équestres (Mon amie Flicka, Fury), Nathan Juran s’installe en Italie. Le temps de tourner plusieurs épisodes d’une série de cape et d’épée dérivée du long-métrage D’Artagnan, chevalier de la reine. Poussé à bout par les pratiques locales, anarchiques, il revient vite à Hollywood, où il étend son champ d’action au polar (Highway Dragnet, Piège double) et, avec la sérieCrossroads, à la place de la religion dans la société.
MANTE À L’EAU (GLACÉE)
En 1956, le cinéaste renoue avec Universal, toujours par l’intermédiaire de William Alland, qui lui confie un projet caractéristique de l’époque : La Chose qui surgit des ténèbres, un film de monstre, en l’occurence une énorme mante religieuse. Un postulat assez loufoque. D’ailleurs, la comédienne Mara Corday, qui vient de se frotter à l’araignée atomique de Tarantula, le juge ridicule. D’où son soulagement lorsqu’elle apprend que c’est une autre qui tiendra son rôle de journaliste. Quant à Rex Reason, vedette des Survivants de l’infini, il refuse d’emblée d’y apparaître, jugeant « qu’il n’a nulle envie de servir de faire-valoir à un insecte géant, la vraie star du film. »
Nathan Juran partage le point de vue de Mara Corday. Pourtant, imperturbable et reconnaissant à William Alland de l’avoir soutenu sur Le Mystère du château noir, il fait le « job ». « Il n’y a pas beaucoup de latitude pour un réalisateur sur une série B de ce type » explique-t-il. « J’ai cependant pu y apporter mon grain de sel, en obtenant surtout de modifier le début. Dans la première version du scénario, il était question que le film démarre directement sur l’image des mandibules défonçant l’épaisse couche de glace. J’ai pensé qu’il serait plus crédible de trouver autre chose. J’ai ainsi imaginé de partir d’une mappemonde, puis de zoomer sur une île minuscule se situant juste sous le cercle arctique. Une île sujette à des explosions volcaniques. » Le cinéaste avoue sans se faire prier qu’il s’agit de stock-shots, plutôt abondants dans l’heure vingt de métrage, surtout composés d’images promotionnelles de l’armée américaine et même d’un extrait de la production allemande S.O.S. Iceberg montrant des Esquimaux fuyant dans leurs kayaks. « C’est exactement à ce moment-là que j’ai placé la voix off d’un scientifique, citant la troisième loi de Newton : « À chaque action répond une réaction égale et opposée. ». Une façon d’enchaîner sur un plan de la banquise du Pôle Nord en train de se fissurer tandis que retentit un bruit sourd. Et ce n’est qu’ensuite qu’apparaît l’une des mandibules du monstre. » Un préambule plus sophistiqué qu’une entrée directe en matière. « Je voulais apporter une certaine dimension scientifique à cette histoire. Dans science-fiction, il y a science et fiction. Si, en vous reposant sur un argument scientifique, vous parvenez à mettre le public dans votre poche, vous avez déjà à moitié gagné le pari, et, dès lors, vous pouvez vous amuser avec la partie fiction », aussi peu crédible soit-elle. Ce qui est le cas de cette Chose qui surgit des ténèbres, tantôt un peu ridicule, tantôt plutôt convaincante et inspirée à manier les stéréotypes.Avec à peine trois semaines de tournage et un budget avoisinant les 120.000 dollars, un autre aurait-il pu faire mieux ?
TIERCÉ GAGNAN [...]
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