Légendes : Kenneth Tobey

L’un de ces comédiens dont on reconnaît immédiatement le visage sans forcément réussir à mettre un nom dessus. S’il n’avait pas rencontré Howard Hawks sur une comédie où il n’aurait dû que passer, Kenneth Tobey n’aurait jamais tenu le premier rôle de l’une des oeuvres fondatrices de la science-fiction américaine…
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Lorsque, le 22 décembre 2002, il rend son dernier souffle à l’âge vénérable de 85 ans, le comédien Kenneth Tobey déroule une impressionnante filmographie de 220 titres. Des films, des téléfilms, des épisodes de séries TV, des doublages dans l’animation, des séries B, des projets de catégorie A… De tout, et surtout, dans ses premières années d’activité, un film : La Chose d’un autre monde, alias The Thing from Another World, une référence dans le domaine de la science-fiction extraterrestre, tendance paranoïa aiguë sur fond de péril rouge. Le héros, celui qui mène les troupes au front et élimine l’alien belliqueux, c’est lui. Un rôle en tête d’affiche, l’un des rares sur un CV où se multiplient, depuis la fin des années 1940, les deuxième et troisième rôles, non sans quelques rares incursions en haut de l’affiche.
Né le 23 mars 1917 à Oakland, aîné d’une fratrie de trois, Kenneth Tobey se destine à la profession d’avocat ou de juriste au moment de ses études à l’université de Berkeley. Un projet de vie qui ne résiste pas longtemps à la passion du théâtre, activité qu’il découvre justement dans le cadre universitaire. Un après-midi, l’étudiant assiste à la représentation d’une pièce dont les spectateurs sont ensuite invités à se lever et à émettre des critiques. Il se prend au jeu. Le jeune homme ne manque pas de dire ce qu’il pense, notamment de la prestation en demi-teinte d’un étudiant nommé Gregory Peck. Kenneth Tobey ne tardera lui-même pas à monter sur les planches et à s’y distinguer. Ainsi reçoit-il, « pour le naturel de sa composition », une distinction suffisamment reconnue pour qu’il obtienne une bourse en vue d’étudier l’art dramatique à la New York’s Neighborhood Playhouse. Et qui y retrouve-t-il ? Gregory Peck ! Le début d’une longue amitié. Les deux apprentis comédiens s’entendent même si bien qu’ils partagent une chambre à 10 dollars la semaine. Peck et Tobey deviennent également partenaires sur scène. « Parfois, quand Greg oubliait ses répliques, je me chargeais de les lui souffler depuis les coulisses » s’amuse le second. « Ça crée des liens ! » 
Des théâtres les plus reculés du pays jusqu’à Broadway, Kenneth Tobey animera une trentaine de pièces, créations contemporaines et incunables du répertoire, jusqu’au jour, fin 1942, où les USA entrent en guerre. Le temps du service militaire, il se retrouve dans un bombardier B-25, affecté à la mitrailleuse de la tourelle arrière. Rendu à la vie civile, il fait en 1943 sa première apparition à l’écran dans Man of the Ferry, un court-métrage de propagande suivi, en 1947, du western Dangerous Venture de la saga Hopalong Cassidy.
Dès lors, tout en continuant à se produire au théâtre, Kenneth Tobey se jette sur tous les rôles cinéma qui se présentent. Des prestations modestes dans un premier temps, proches de la figuration. La plupart du temps, il porte un uniforme militaire, notamment dans la comédie musicale Le Souvenir de vos lèvres, le drame Retour sans espoir, les films noirs Il marchait la nuit et La Femme à l’écharpe pailletée, le polar L’Impasse maudite… Une panoplie qui ne le quittera jamais.



UN RÔLE DE STAR 
À ses débuts à Hollywood, le plus souvent non mentionnés au générique, Kenneth Tobey bénéficie de l’aide de son ami Gregory Peck lequel, pesant de tout son poids de star, lui arrache des rôles à ses côtés, dans Passion fatale, Un homme de fer et La Cible humaine. Comédie mi-troupière mi-conjugale, Allez coucher ailleurs revêt une importance particulière dans la carrière de l’acteur. « Cela ne devait être qu’un job d’une journée » se souvient-il. « Mais ses deux vedettes, Cary Grant et Ann Sheridan, ont tellement ri à me donner la réplique pendant les répétitions que Howard Hawks, le réalisateur, a demandé à ce que l’on m’écrive de nouvelles scènes. Finalement, j’ai travaillé deux semaines sur Allez coucher ailleurs au lieu de la demi-journée qu’on m’avait assignée. Qu’ai-je fait pour amuser autant Cary Grant et Ann Sheridan ? Franchement, je l’ignore ! À la fin du tournage, Howard Hawks m’a dit : « Un de ces jours, je vais te donner un grand rôle. ». Il ne m’en a pas dit davantage. Je devais juste attendre que ça se précise plus clairement. Un peu plus tard, j’ai lu dans un journal qu’il préparait La Chose d’un autre monde. Mon agent l’a appelé concernant les auditions. Howard lui a répondu : « Tiens donc, j’allais justement vous téléphoner. Non, non, pas d’auditions pour Ken. Considérez qu’il est pris. ». Nous nous sommes vus et il m’a enfin parlé du projet. Je tenais enfin un rôle où j’aurai davantage que dix lignes de dialogues à réciter. J’ai ensuite appris que beaucoup de comédiens bien plus connus que moi attendaient de se présenter à Howard Hawks en vue de ce rôle. En apprenant que je leur avais grillé la politesse, ils m’ont maudit. Quelqu’un comme Tyrone Power aurait aisément pu incarner ce personnage. Cependant, je ne crois pas que cela aurait eu le même impact. » En Kenneth Tobey, le réalisateur de Scarface et du Grand sommeil trouve l’inconnu qui rend de facto plausible le rôle du héros, et introduit un suspens indéniable. Qui sait s’il survivra à la créature ? Avec une star dans le même uniforme, la question ne se serait pas posée.
Kenneth Tobey bondit pratiquement du jour au lendemain des profondeurs des génériques à la pole position. Une promotion inespérée et, aussitôt, une rencontre stupéfiante. « Quand j’ai rencontré Howard Hawks pour la première fois au sujet du film, il parlait avec un petit bonhomme que je n’ai pas reconnu tout de suite. Il a fallu que la secrétaire l’appelle « Mr Faulkner » pour que je me rende compte qu’il s’agissait de William Faulkner en personne. J’avais étudié certains de ses romans à l’université. J’avais bien tenté de le rencontrer, mais c’était difficile. Il fallait s’y prendre très tôt le matin car, assez vite, il n’en était déjà plus à son premier verre. Traversant une sale passe, débraillé, il buvait encore beaucoup au moment de La Chose d’un autre monde. Howard Hawks aimant beaucoup les grands écrivains et faisait tout pour les aider. Peut-être Faulkner a-t-il travaillé sur le premier traitement du scénario ? » Difficile cependant d’imaginer le peintre de la décadence du Sud conservateur des États-Unis touchant à la science-fiction, un registre bien éloigné de ses préoccupations.
Le scénario de La Chose d’un autre monde porte surtout la signature de Howard Hawks lui-même et de Charles Lederer, aidés par le dramaturge Ben Hecht. Partant d’une nouvelle de John W. Campbell Jr., ils taillent sur mesure pour Kenneth Tobey le rôle du capitaine Patrick Hendry, un pilote de l’armée qui, affecté à une base scientifique d’Arctique, extrait un extraterrestre de son vaisseau spatial prisonnier des glaces. Le prototype même du militaire qui, plutôt que d’abandonner le naufragé de l’espace au scientifique de la base, s’emploie à la détruire. Un bourrin sympathique. « Oui, c’est vrai, Hendry n’a pas inventé l’eau tiède, mais c’est un chic type » commente son interprète, dont le jeu oscille entre un sérieux propre à la science-fiction de l’époque et une ironie perceptible.
Souvent un demi-sourire aux lèvres, Kenneth Tobey ne fait pas que contrarier l’agressivité d’un extraterrestre végétal, il roucoule en compagnie de la sublime Margaret Sheridan, interprète de Nikki Nicholson, l’assistante du scientifique en chef. « Comme moi, elle eut le privilège de ne pas passer d’audition » explique son partenaire à l’écran. « D’ailleurs, elle n’était pas comédienne. Elle n’avait jamais suivi le moindre cours d’art dramatique avant de tourner La Chose d’un autre monde. Avant que Howard Hawks ne la prenne sous contrat, elle était mannequin. Je crois bien qu’elle avait gagné beaucoup d’argent avec une marque de shampoing. Elle s’en fichait un peu de faire carrière au cinéma. D’ailleurs, elle n’a que très peu tourné par la suite. Après La Chose d’un autre monde, nous sommes restés en contact. » 



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