Légendes : Eugène Lourié

En quatre films, Eugène Lourié marque le cinéma de science-fiction des années 50 et 60 de son empreinte. Ou, plutôt, de l’empreinte des trois créatures préhistoriques imaginaires qu’il met en scène. Quatre longs-métrages en tant que réalisateur, dont trois de dinosaure : un cas unique en son genre !
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De Kharkov, en Ukraine, où il voit le jour le 8 avril 1903, à Hollywood, d’adolescent simple figurant dans une production anti-bolchévique à la création des décors du remake d’À bout de souffle en 1983, Eugène Lourié connaît le destin des déracinés du début du XXe siècle. La Révolution russe de 1917 donc, puis un bref exil à Istanbul, où il dessine des affiches de film pour survivre, et le voilà qui débarque à Paris en 1921. Simple peintre de plateau sur Le Brasier ardent d’Ivan Mozzhukhin (1923), il devient créateur de costumes, puis décorateur de plateau et directeur artistique. S’il se met au service de nombreux grands réalisateurs des années 1930, c’est la rencontre de Jean Renoir qui lui vaut ses lettres de noblesse. Pour lui, il dessine et crée les décors des Bas-fonds, La Grande illusion, La Bête humaine et La Règle du jeu. Lorsque, en 1940, éclate la Seconde Guerre mondiale, Jean Renoir part pour les États-Unis. « Je suis un peu resté à Paris, mais quand j’ai vu que Hitler arrivait, je suis descendu dans le sud de la France, en zone libre » confie Eugène Lourié. « Ayant appris que Jean Renoir était à Hollywood, je suis allé le rejoindre, là où on faisait des films. » Aux États-Unis, le réalisateur et le directeur artistique travailleront ensuite sur pas moins de quatre films supplémentaires, avec Vivre libre, L’Homme du sud, Le Journal d’une femme de chambre et Le Fleuve

CANDIDATURE SPONTANÉE
Quand il aborde la réalisation pour la première fois, Eugène Lourié a 53 ans. Directeur artistique et décorateur comblé (il vient d’achever Les Feux de la rampe pour Charlie Chaplin), il a toutefois des envies de changement. « J’étais préparé » écrit-il dans ses mémoires. « Décorateur ou directeur artistique, vous devez visualiser l’action autant que les plateaux, l’environnement. Particulièrement important lorsque, en France, à mes débuts, je devais faire avec des budgets modestes et des agendas serrés. Dans ce cas, tout doit se préparer en fonction du scénario : essentiel de détailler les plans, d’indiquer chaque changement d’angle de caméra et de mouvement d’appareil… Parfois, quand le réalisateur n’arrivait que tardivement sur la production, je devais m’y atteler seul. J’allais jusqu’à marquer au sol l’emplacement des comédiens. Des points de repère d’autant plus importants pour les techniciens qu’ils permettent de gagner du temps. En me livrant à ce travail de préparation extrêmement précis, j’ai réalisé mentalement plusieurs films. » Dont, physiquement, des plans de L’Imposteur et du Fleuve, à la demande de Julien Duvivier et Jean Renoir, dans le cadre de la deuxième équipe. « J’avais une certaine appétence pour ça » résume-t-il. Des dispositions qui attendront cependant longtemps avant de pouvoir s’exprimer. Exactement le printemps 1952, où il reçoit un appel de Hal E. Chester, l’un des trois patrons de Mutual Films, une minuscule société. « Il me connaissait pour ma collaboration avec Jean Renoir, mais aussi pour mes prestations à la télévision, sur les productions bon marché de Hal Roach. Chester m’a posé la question : « Nous allons lancer trois petits budgets. Voulez-vous vous charger des décors ? ». J’ai répondu : « Avec plaisir ! ». Il m’a alors procuré les synopsis. J’ai immédiatement été attiré par ce titre, The Monster from Beneath the Sea. Le traitement ne dépassait pas la dizaine de pages. À tout hasard, sans arrière-pensée, j’ai demandé qui réaliserait ces trois films ! Il m’a avoué que, pour l’heure, il n’en avait aucune idée. Et j’ai aussitôt répondu : « Si vous n’arrivez pas à trouver quelqu’un pour The Monster from Beneath the Sea, je suis preneur ! ». Une candidature spontanée qui tenait de la boutade. » Elle n’est cependant pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Trois semaines plus tard, Jack Dietz, le numéro 2 de Mutual, rappelle Eugène Lourié. « Vous étiez sérieux lorsque vous nous avez proposé de réaliser The Monster from Beneath the Sea ? » le questionne-t-il, un brin méfiant. En fait, si Mutual Films a repris contact avec Eugène Lourié, c’est pour une raison très simple : Jack Dietz, Hal E. Chester et Bernie Burton, leur partenaire, n’ont trouvé personne d’intéressé, ou du moins d’assez fou pour relever le défi d’un récit aussi ambitieux au budget inversement proportionnel de 150 000 dollars. « Mutual m’a ensuite procuré le traitement. À moi de me débrouiller pour engager quelqu’un d’apte à en tirer un scénario ! » Un script qui a déjà pas mal évolué, les producteurs ayant initialement l’intention de faire du monstre une pieuvre géante avant que l’un d’eux ne tombe sur une illustration du Saturday Evening Post montrant un dinosaure à l’assaut d’un phare. Mais le dessin renvoie à une nouvelle de Ray Bradbury dont Mutual doit acheter les droits pour 2000 dollars. En réalité, l’auteur des Chroniques martiennes ne contribue en rien au projet, l’achat de sa nouvelle relevant d’une mesure de « sécurité ». Eugène Lourié, quant à lui, participe étroitement à l’écriture du scénario, sans mention au générique. « Un ami m’a prêté main-forte, mais n’a pas tenu à être crédité. » En dépit de diverses contributions, seuls deux noms figurent au générique en tant qu’auteurs : Lou Morheim et Fred Freiberger, officiellement auteurs de cette histoire où, à la suite d’un essai nucléaire mené dans le cercle arctique, un dinosaure de l’espèce imaginaire des rédosaures sort de son sommeil millénaire, coule plusieurs navires, attaque un phare puis New York. « Concernant les effets spéciaux, nous avons envisagé plusieurs solutions techniques avant de nous fixer sur l’animation image par image » poursuit le cinéaste. « Une méthode qui avait d’autant plus ma faveur que j’avais gardé un souvenir émerveillé de Stella Maris de Ladislas Starewitch, l’un de ses grands pionniers. Hal Chester m’a expliqué qu’il avait envisagé Willis O’Brien, de King Kong, mais que ses tarifs n’étaient pas dans ses moyens. Il m’a alors parlé de Ray Harryhausen, son assistant sur Monsieur Joe. »

QUATORZE JOURS, 210 000 DOLLARS
Eugène Lourié n’attend pas longtemps pour foncer à l’atelier de Ray Harryhausen. Mais en fait d’atelier, il découvre un garage. « Mutual Films lui a fourni le matériel qu’il demandait, dont des équipements et une caméra qui avaient auparavant servi pour King Kong. Il lui a fallu entre cinq et six mois pour nous livrer les scènes avec le monstre et les maquettes… Un travail intense. Rapide en regard du résultat et des délais habituels, Ray ayant pris soin de contrôler l’ensemble du processus. » De son côté, en préambule du tournage principal à Los Angeles, le réalisateur débute le travail à New York. Objectif : des plans de la ville, dont certains destinés à compléter les effets spéciaux. « Mon équipe se composait en tout et pour tout d’un directeur de production qui occupait également les postes d’assistant et de script, d’un caméraman expérimenté et de son assistant, et d’un machiniste dont le véhicule servait de plateforme surélevée, en plus de transporter les caméras et les projecteurs. »
Entre le marché aux poissons de Fulton et les rues de Manhattan filmées très tôt les samedi et dimanche matins, Eugène Lourié mène rondement son affaire, notamment grâce à une méticuleuse préparation, comme le prouve le story-board qu’il garde toujours à portée de main. « J’ai préparé cette première phase de tournage en 48 heures, en minutant absolument tout, jusqu’aux trajets. On aurait dit un relevé d’horaires ferroviaires. Les prises de vues n’ont ensuite nécessité que deux autres jours. Je n’ai eu qu’une seule mauvaise surprise. Le dimanche étant payé double, le directeur de production avait engagé 25 figurants au lieu des 50 prévus. J’ai dû r [...]

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