Legendes : Atomic Sensei

Longtemps, il oeuvre dans l’ombre des personnages qu’il met en scène : Godzilla, Rodan, Mothra, l’Homme H et tant d’autres, tous plus pittoresques les uns que les autres… Des noms qui étouffent le sien : Ishirô Honda. Un réalisateur japonais qui, porté par les circonstances, dédie sa carrière à un long défilé de titans destructeurs et belliqueux.

Aujourd’hui encore, son nom symbolise à lui seul le cinéma japonais de science-fiction à force de creuser le sillon du kaiju eiga, genre dont il jette les bases avec Godzilla dès le milieu des années 50. Kaiju eiga ou, littéralement, « cinéma de monstre géant ». Ishirô Honda a déjà 43 ans lorsque la Toho, l’une des plus puissantes sociétés de production de l’archipel nippon, lui soumet le projet. Une spectaculaire reconversion pour celui qui a fait ses débuts dans ce même studio, en 1933, alors que la firme s’appelait encore PCL (pour Photo Chemical Laboratory).

Ishirô Honda vient au monde le 7 mai 1911, dans le village d’Asahi, préfecture de Yamagata, cadet d’une fratrie où le précèdent trois garçons et une fille. Une famille nombreuse dont le père, un prêtre bouddhiste, fut un temps responsable du temple du Mont Yuden. « Il n’allait jamais au cinéma » confie Ishirô Honda. « Moi, en revanche, je ne ratais jamais une occasion de m’y rendre seul, ce qui était interdit pour les gamins de mon âge. Ce n’est pas le film qui me passionnait, mais les benshi qui, à l’époque du muet, racontaient à voix haute l’histoire en se tenant près de l’écran. Ironiquement, je racontais ensuite à mon père ce que j’avais vu et entendu ! J’ai découvert le cinéma à l’école élémentaire, lorsque ma famille s’est installée à Tokyo. Auparavant, j’en ignorais jusqu’à l’existence. Bluebird est le premier film que j’ai vu, un western dans lequel une Blanche révélait qu’elle avait été élevée par les Indiens. Peu à peu, je me suis mis dans la tête que, plus grand, je ferai du cinéma mon métier. » Ce qui sera le cas, non sans avoir fréquenté les cours spécialisés de l’université privée Nihon, à Tokyo. « L’enseignement y était très théorique, les professeurs ne disposant ni de livres, ni de caméras, ni du moindre matériel. Professionnels du cinéma, ces mêmes professeurs prétendaient qu’il était impossible d’enseigner cet art à une classe. Les cours s’en trouvaient donc fréquemment annulés ! Plutôt que de me tourner les pouces, je me faisais mon éducation en me réfugiant dans les salles obscures. »


GUERRE ET « PAIX »

L’un des « pédagogues » se montre cependant plus sérieux et vigilant que les autres : Iwao Mori, l’un des patrons des studios PCL. En août 1933, ce dernier invite Ishirô Honda à passer un examen pour intégrer les effectifs de la société. « Une simple formalité » assure le futur réalisateur. « Mori avait pris la décision de me recruter. Je le soupçonne de l’avoir fait non pas parce qu’il croyait particulièrement en moi, mais dans le but de rendre service au critique musical Hiro Nakane, dont j’étais un ami proche. » 

Pistonné, le jeune homme commence néanmoins au plus bas de l’échelle, en tant que quatrième assistant. En clair, grouillot, homme à tout faire. Le début d’un très long apprentissage qui touche à tous les aspects de la production. Ishirô Honda aurait certainement accédé plus tôt à la réalisation si, en 1935, il n’avait pas reçu son ordre de mobilisation. Le voilà intégré à l’Armée Impériale et envoyé en Mandchourie combattre les Chinois au sein d’un régiment d’infanterie. Ishirô Honda ne se bat cependant pas sur toute la durée de la guerre, qui prend fin en 1945. Régulièrement, les autorités l’autorisent à reprendre ses activités au sein de PCL, entretemps devenu Toho. L’occasion de travailler auprès de l’un des plus grands cinéastes japonais des années 30 à 60, Mikio Naruse, sur Avalanche et Tsuruhachi et Tsurujiro. Une rencontre importante. Celle avec un autre employé du studio l’est davantage : Akira Kurosawa, qui compte avec lui parmi les assistants-réalisateurs de Chinetsu d’Eisuke Takizawa en 1938. Les deux hommes s’apprécient et se lient d’une indéfectible amitié qui durera jusqu’à leur dernier souffle.

Alors que, aidé par le prestige de sa famille, Akira Kurosawa accède dès ses 32 ans à la réalisation, Ishirô Honda patiente plus longtemps, bien au-delà du retour de son troisième service sous l’uniforme, en tant que sergent de peloton et instructeur. Capturé par les Américains, il croupit pendant six mois dans un camp de prisonniers en Chine avant de recouvrer la liberté et de rentrer au Japon. « En tout, j’ai servi huit ans dans l’armée. Tel n’était pas mon voeu. Je n’ai pas demandé à ce que la guerre s’interpose entre moi et ma décision de faire du cinéma. J’en étais même fortement mécontent et c’est justement ce mécontentement, cette colère, qui m’ont permis de résister, de survivre. Je ne me suis pas résigné à mourir ! » 

En 1946, Ishirô Honda reprend le cours de sa vie, premier assistant de plusieurs productions d’une Toho bientôt rattrapée par un mouvement social et syndical des plus âpres. Plutôt que de rejoindre les rangs des dissidents de la Shintoho, il reste loyal envers son employeur. Non sans l’avoir affecté à l’assistanat de quelques réalisateurs, dont Akira Kurosawa sur Chien enragé, la direction du studio lui offre de tourner Ise Island, un court-métrage documentaire à vocation touristique. Huit mois de travail pour trente minutes de film ! Un tournant toutefois. Suit, dans le même registre, A Story of a Co-op, bande éducative vantant les vertus de l’économie coopérative, puis, enfin, des longs-métrages de fiction. The Blue Pearl est le premier, portrait de pêcheuses de perles, suivi de The Skin of the South, sur un chercheur chargé de prévenir les risques de raz-de-marée sur une île. D’océan, il est aussi question à l’occasion de sa troisième incursion dans la fiction, The Man Who Went to Sea, observation du quotidien de l’équipage d’un baleinier. Après Adolescence Part II, tableau de la jeunesse japonaise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Honda aborde des sujets plus ambitieux : Eagle of the Pacific et Farewell Rabaul, respectivement retour sur les états d’âme de l’amiral Yamamoto (le « vainqueur » de Pearl Harbor) et idylle passionnelle entre un chef d’escadrille et une belle infirmière. « Ce ne sont pas des films qui font l’apologie de la guerre » souligne leur réalisateur. « Au contraire, ils montrent comment elle affecte des gens ordinaires, les piège, militaires comme civils. » 



DANS L’OMBRE D’HIROSHIMA

Si Honda avait pu se consacrer à Kamikaze Attack Troops, il aurait sans doute raté le coche de Godzilla, un film qui se monte sur les ruines d’un autre, In The Shadow of the Glory, une coproduction nippo-indonésienne annulée suite au refus du gouvernement de Jakarta de délivrer des visas à l’équipe japonaise. Le budget est disponible, les techniciens aussi… Reste à trouver une histoire à mettre en scène. Après avoir lu un article sur le succès américain du Monstre des temps perdus d’Eugène Lourié, Tomoyuki Tanaka, le patron de la Toho, réfléchit à un remake officieux, s’appropriant l’idée d’une gigantesque créature préhistorique tirée de son sommeil par des essais nucléaires. Le film serait une première au Japon, mais reste assujetti à la faisabilité des effets spéciaux. Pas vraiment sûr de lui, Tanaka consulte Eiji Tsuburaya, le monsieur « trucages » de la firme. Une aubaine pour ce dernier qui, depuis 20 ans, attend qu’on lui confie un projet dans la veine du King Kong de 1933. Il valide le concept, soulagé que la Toho abandonne le poulpe géant envisagé en faveur d’une autre espèce. En revanche, Senkichi Taniguchi, le réal [...]

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