LE TORTURE PORN BANDE-T-IL ENCORE ?

Après un hiatus de sept ans, la franchise Saw s’apprête à ré-empourprer les écrans avec son huitième opus, Jigsaw. Émoi chez les censeurs et les gens de goût : le Torture Porn n’aurait-il pas craché son dernier caillot ? Qu’on apprécie ou non le sous-genre le plus décrié du cinéma d’horreur contemporain, il est peut-être prudent d’examiner ses antécédents et de prendre son pouls. Au cas où…
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Février 2006. Dans un article du New York Magazine, le critique David Edelstein fulmine contre le récent déferlement d’ultraviolence et de sadisme sur les écrans américains, et pointe d’un doigt inquisiteur une poignée d’oeuvres se repaissant de tortures et de mutilations. Saw (James Wan, 2004), Hostel (Eli Roth, 2005), The Devil’s Rejects (Rob Zombie, 2005) et La Passion du Christ (Mel Gibson, 2004) comptent parmi les exemples de ce courant putride que le vertueux plumitif désigne du nom de « Torture Porn ». Banco ! Le label infamant est aussitôt repris par ses confrères de la presse internationale. Il stimule les débats, nourrit les indignations et, plus rarement, les enthousiasmes. Ce qui n’était qu’une tendance devient une entité cohérente, un nouveau sous-genre dont le premier adversaire s’avère finalement le meilleur promoteur. De toutes les subdivisions du cinéma d’horreur, le Torture Porn est sans doute la plus conspuée. Pas seulement par les détracteurs habituels du genre, dont les gémonies rabâchées n’ont guère d’impact sur la communauté des fans, mais par cette communauté même. L’accueil réservé à la franchise Saw, emblème de ce que d’aucuns baptisent également le gorno, est à ce titre caractéristique. Avec plus de 870 millions de dollars de recettes mondiales, c’est la saga d’horreur la plus rentable de l’Histoire. De 2004 à 2010, la sortie annuelle de chaque nouvel opus attire des hordes d’amateurs qui ne se privent pourtant pas, sitôt sorties des salles, de se répandre en commentaires goguenards. Une attitude un brin condescendante rappelant celle adoptée jadis envers les Vendredi 13 : on en raffole tout en les dénigrant ; on les remise au rayon bien commode mais un peu bégueule des « plaisirs coupables ». Il en va de même du sous-genre tout entier, dont on apprécie les audaces et le fumet de subversion, tout en déplorant sa complaisance et ce que l’on juge être ses « facilités ». Susciter le dégoût est censément moins noble que de créer l’angoisse, et ces excès ne sont pas très matures, sans compter qu’ils ravivent l’influence des censeurs. Entre aversion et quolibets, ces réactions témoignent du poids de la morale commune et des hiérarchies culturelles sur un public qui s’en veut affranchi. Tout aussi regrettable est le positionnement des cinéastes impliqués dans cette résurgence de l’horreur extrême. La plupart rejettent farouchement l’estampille créée par Edelstein, et se défendent avec des ardeurs de pucelles de nourrir des intentions délibérément provocatrices. Une stratégie pas très finaude, dans la mesure où se réclamer d’une injure est souvent le meilleur moyen d’en dénoncer l’iniquité.



DU SANG PAS SI NEUF
Nombreux furent les commentateurs qui lièrent l’avènement du Torture Porn au traumatisme du 11 septembre 2001, à la guerre contre le terrorisme et à la révélation des exactions commises dans les prisons d’Abou Ghraib et de Guantánamo. C’est négliger le caractère transnational du sous-genre, qui se développa simultanément hors des États-Unis à travers ce qu’on qualifia de « nouvel extrémisme européen », ou dans les pays asiatiques, depuis longtemps portés sur les outrances gore et le cocktail sexe et violence. C’est oublier surtout ces solides antécédents que furent le splatter américain, les débordements sanglants du cinéma populaire italien (la nazisploitation et ses atrocités concentrationnaires, la nunsploitation et ses sévices cathos, les péplums décadents, les films de prison de femmes et de cannibales qui firent les beaux jours des video nasties), ainsi que la tradition japonaise du pinku eiga, mixant érotisme et sadisme de façon souvent gratinée. Ces vogues successives s’imposèrent dans des contextes politico-sociaux sans grand rapport avec celui du début des années 2000, aussi l’émergence du Torture Porn ne peut-elle être exclusivement attribuée au climat de l’après-11 septembre. Elle est tout autant imputable à la volonté de jeunes cinéastes (particulièrement le trio Eli Roth, Rob Zombie et James Wan) de secouer la routine d’un genre devenu « de bonne compagnie ». L’horreur se déclinait alors sous les espèces ronronnantes du néo-gothique du type Les Autres (Alejandro Amenábar, 2001), du pastiche et de la parodie (la franchise Scream, les Scary Movie) et du blocksbuster familial (La Momie, 1999, et Van Helsing, 2004, tous deux de Stephen Sommers). La dictature du PG-13 et sa torpeur consensuelle rendaient nécessaires d’explorer un ailleurs où l’herbe serait plus rouge – et plus urticante.



ESTHÉTIQUE DE LA SOUILLURE
De fait, les démangeaisons se firent rapidement sentir, suscitant de stridentes jérémiades mais aussi de confortables dividendes. Saw se voulait avant tout un thriller glauque et survolté à la Se7en (David Fincher, 1995), mais ses auteurs et l’industrie dans son ensemble détectèrent sans retard ce qui, dans son habile structure, interpellait prioritairement le public : les méthodes d’élimination employées par le tueur Jigsaw/John Kramer, autrement dit la torture, aussi sophistiquée qu’alambiquée. En toute logique, les pièges de ce Géo Trouvetou de l’horreur devinrent l’élément primordial des inévitables suites. Dès Saw II (Darren Lynn Bousman, 2005), il n’est plus question de suggérer les dommages anatomiques qu’ils engendrent ; ceux-ci sont crûment exposés devant l’objectif de la caméra. Multi-perforations d’un crâne par un casque hérissé de pointes, crémation d’un être vivant filmée de l’intérieur du four : ces deux culminations graphiques sont pourtant assez sages comparées aux supplices déclinés dans les opus suivants – tout spécialement Saw III (Darren Lynn Bousman, 2006), le plus éprouvant de la saga. Si le film initial de James Wan ne relevait pas du Torture Porn stricto sensu, il en posa indubitablement les jalons thématiques et esthétiques. Kidnappings, séquestrations, surveillance, jeux du chat et de la souris et twists abracadabrants seront des ingrédients récurrents du sous-genre. Formellement, le film développe une plastique de la souillure et de la révulsion réminiscente de l’exploitation trash des seventies, et particulièrement des bandes décrivant l’univers carcéral. Entrepôts délabrés et crasseux, sous-sols putrides parsemés d’immondices, toilettes engorgées d’excréments, murs lépreux jaspés de bavures douteuses : ces décors de cauchemar suscitent une oppression physique immédiate. Ils formeront le cadre de la plupart des Torture Porn, avec leur antithèse : les espaces aseptisés, d’une blancheur clinique, évocateurs de la géhenne médicale. À cet environnement accablant, les Saw ajoutent les machineries baroques de John Kramer, assemblages corrodés et bizarrement archaïques de rebuts de l’ère industrielle. La force évocatrice de ce décorum et l’impact des scènes gore eurent hélas leur contrepartie : ils éclipsèrent aux yeux du public et de la critique l’élaboration narrative d’une saga d’une rare cohérence, où le démantèlement des corps fait écho à la déconstruction de récits évoluant à coups de recommencements, de repentirs et d’enchevêtrements tortueux. La parfaite fusion du fond et de la forme.

ANTISEXISME OU MISANDRIE ?
Plus que le film de Wan, Hostel assit définitivement le concept de Torture Porn en y adjoignant un élément ignoré des Saw : le sexe. Signataire des deux premiers titres de la trilogie, Eli Roth n’hésite pas à souligner le lien (évident, mais souvent occulté par le puritanisme américain) entre sadisme et sexualité, allant jusqu’à inclure l’homosexualité dans l’équation [...]

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