LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES d’Hélène Cattet & Bruno Forzani

Laissez bronzer les cadavres

Délaissant un temps le post-giallo au profit d’une série noire aux effluves de western italien, le duo dynamique réussit le tour de force de livrer une oeuvre qui pourrait passer pour plus « grand public » tout en restant farouchement expérimentale.
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Où s’arrêteront-ils ? Quand s’arrêteront-ils ? Après un Amer qui traçait la biographie perturbée d’une femme à travers une mosaïque de plans épidermiques et de musiques lounge, on pensait que le style de Cattet & Forzani allait se décanter peu à peu. Mal vu : leur second long-métrage, L’Étrange couleur des larmes de ton corps, radicalisait encore la démarche, aboutissant à une narration si tentaculaire qu’il fallait bien trois visions du film pour l’épuiser. Laissez bronzer les cadavres, pour sa part, est plus du genre à avancer masqué. De prime abord, cet opus III semble plus accessible, et d’une certaine manière, il l’est vraiment. Mais c’est pour mieux préparer le retour en force des obsessions de nos deux zigotos, qui viendront bientôt plier et emboutir ce qui avait été mis en place précédemment.



SENSORIEL, SENSITIF… SENSUEL
On avait en effet été pas mal surpris en apprenant leur décision d’adapter le roman noir Laissez bronzer les cadavres !, coécrit en 1971 par Jean-Patrick Manchette & Jean-Pierre Bastid. Pour le coup, on est bien loin des dimensions d’énigme et d’atmosphère qui sont les ingrédients habituels de Cattet & Forzani. Il s’agit au contraire d’un bouquin bourré d’action, consistant au fond en une longue fusillade. Après avoir braqué un fourgon convoyant des lingots d’or, des truands se réfugient dans un hameau en ruine, propriété d’une artiste excentrique, Luce, dont un des gangsters est devenu l’amant. Ce plan habile est cependant contrarié par l’arrivée d’une jeune femme, flanquée d’une nounou et d’un enfant en bas âge. La belle est en fait la nouvelle épouse de Bernier, l’ex-mari de Luce, un ancien écrivain à succès qui traîne son désespoir alcoolique dans un autre coin du village. Or, la jeune femme a soustrait l’enfant, né d’un premier lit, à la garde légale de son père biologique, ce qui risque d’attirer l’attention des forces de l’ordre. De fait, l’arrivée de deux motards de police entraîne les premiers coups de feu, et la situation se complique encore quand un des malfrats tente de fuir seul avec le magot. C’est donc parti pour une véritable bataille rangée au milieu des vieilles pierres…
Certes, le tandem de cinéastes n’a guère changé son fusil d’épaule, pour ce qui est d’une technique de découpage reposant sur une juxtaposition de plans emblématiques : ici, les allures de western italien de ce polar provençal (un règlement de comptes dans une ville-fantôme aride) leur inspirent moult gros plans sur des paires d’yeux occupant toute la largeur du Scope, façon Sergio Leone. Mais ces partis pris ne les empêchent pas d’individualiser les divers personnages et leurs relations mutuelles. Au sein d’un tel fracas de raccords et de détonations, c’est déjà un exploit, et celui-ci tient peut-être aux acteurs. Dans l’entretien qui suit, les auteurs n’en démordent pas : ils affirment continuer à fuir l’improvisation, estimant que les interprètes doivent être entièrement subordonnés à l’aspect visuel. On peut néanmoins gager qu’en faisant jouer des comédiens plus connus et aguerris que d’habitude, ils ont trouvé chez eux une forme de répondant propre à enrichir leur univers. En particulier, Elina Löwensohn impose le visage marqué d’une femme qui a des kilomètres au compteur, tout en exhibant une maturité charnelle comme on en voit rarement à l’écran. C’est là que le cinéma de Cattet & Forzani, si souvent qualifié de sensoriel ou de sensitif, devient plus simplement sensuel : la Löwensohn transforme Luce en une figure féminine anarchiste et libidinale. Intemporelle aussi, comme on va le voir pas plus tard que maintenant.



UNE DÉESSE MOQUEUSE
Car ce que Laissez bronzer les cadavres perd en fragmentation de l’espace par rapport aux précédents efforts du duo, il le regagne en fragmentation du temps. D’abord, le découpage du bouquin en courts chapitres précédés d’une indication horaire (de 10h15 à 6h30 le lendemain matin) offre la possibilité de « micro flashes-back » : on assiste à telle action, puis la répétition du même carton horaire nous ramène quelques minutes plus tôt, pour voir comment ladite action a modifié la stratégie des combattants postés à d’autres endroits du village. Et surtout, les réalisateurs se saisissent de ce qui se résumait à de brèves allusions dans le livre pour porter à l’écran les performances érotiques et blasphématoires que Luce et Bernier exécutaient au temps de leur amour et de leur gloire. Pour autant, ces séquences sont bien plus que des retours en arrière. Elles constituent plutôt une sorte d’arrière-plan mythologique, rejouant le drame sous une forme symbolique. Émerge ainsi une obsédante silhouette féminine (la Luce du passé, mais est-ce bien elle ?) rendue disproportionnée par une violente contreplongée et obscurcie par un perpétuel contrejour, et cette espèce de Godzilla femelle est comme une déesse moqueuse regardant des hommes minuscules et dérisoires s’entretuer.
En cela, le film est quelque peu différent de L’Étrange couleur… et Amer. Ces derniers partaient sur les chapeaux de roue dès la première seconde en mélangeant les faits et les symboles dans le chaos d’un espace déstructuré, quitte à paumer le spectateur : il y avait toujours un moment où on avait envie de lâcher prise, avant d’être rattrapé par une vision d’une puissance inouïe. Laissez bronzer les cadavres, lui, est plus égal dans son déroulement, prenant la forme classique d’un crescendo inexorable. Au départ, l’action est relativement lisible, le décor étant baigné par le soleil méridional. Mais une fois la nuit venue, la métaphore et le supposé réel fusionnent à nouveau, et les auteurs vont peut-être plus loin qu’ils ne l’ont jamais fait dans l’abstraction furieuse. Notamment, les éclairs des balles tirées, la lumière des lampes de poche, le jaune éclatant des lingots d’or, les feux d’artifice tissent un réseau d’échos visuels lacérant les ténèbres, jusqu’à flirter avec les limites du cinéma traditionnel. OK, nous sommes déjà impatients de voir votre prochain film, Hélène et Bruno. Juste pour voir quel nouveau moyen vous allez trouver pour nous la faire encore à l’envers.





INTERVIEW HÉLÈNE CATTET & BRUNO FORZANI
RÉALISATEURS ET SCÉNARISTES

Passés sans transition des villas décadentes aux landes rocailleuses de la Corse, les deux auteurs de Laissez bronzer les cadavres nous racontent comment leur premier film de plein air leur a fait voir du pays.

Comment en êtes-vous venus à tourner votre première adaptation littéraire ?

Hélène Cattet : À l’époque où je travaillais dans une librairie à Bruxelles, je suis tombée sur l’intégrale de Manchette et j’ai ainsi découvert cet écrivain. J’ai vraiment bien aimé Laissez bronzer les cadavres !, que j’ai ensuite fait lire à Bruno. Car d’habitude, les adaptations, ce n’est pas du tout mon truc. Mais là, pour une fois, je me suis dit que ça me brancherait bien. En effet, le roman a un côté western, et nous avions justement envie de tourner un western. Il faut cependant préciser qu’à ce moment-là, nous n’avions pas encore fait de long-métrage. Nous sortions tout juste de notre dernier court, qui était d’ailleurs un peu western.

Bruno Forzani : Oui, notre court-métrage Santos Palace. Après, cela a un peu été le fruit du hasard. Au moment où le DVD d’Amer sortait chez Wild Side, un gars a parlé de Laissez bronzer les cadavres ! à François (Cognard, leur producteur français – NDR) en lui disant que c’était un livre inadaptable au cinéma. Et effectivement, plusieurs scénarios ont été écrits, dont aucun n’a vu le jour – je crois même qu’il y en a eu un de Jean-Claude Brisseau. Nous avons ensuite annoncé à François : « C’est marrant, car la seule adaptation que nous voudrions faire, c’est celle-là. ». Il nous a alors répondu qu’il connaissait bien Doug Headline, dont nous ignorions qu’il était le fils de Manchette.



C’&eac [...]

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Commentaire(s) (2)
bigjohn
le 19/10/2017 à 14:02

Vu le film hier (en présence de Headline et Cognard), et c'est vraiment formidable.
Beau à pleurer, le film tient de A à Z sur un rythme hallucinant. Sûrement leur œuvre la plus maîtrisée.
Il est pas super bien distribué (3 copies Paris...) ....donc allez y!

ForTitou
le 27/10/2017 à 14:16

je n'avais pas accroché aux "giallos" de Cattet et Forzani alors je me sentais plus en prise avec ce qui s'annonçait entre le fumetti et le western rital, mais c'est une horreur absolue
je voulais me barrer au bout de 2 minutes, je me suis accroché en me disant que ce ne pouvait pas être cette merde pendant tout le film, ben si !
Maniéré, crispant, arty, et complètement insupportable
je suis désolé pour Cognard et Headline que j'apprécie depuis longtemps, mais là, on ne parle plus de cinéma, pas même de parodie ou d'hommage, ou de démarquage. c'est au mieux une performance d'art moderne, avec tout ce que ce genre contient de bidon, boursouflé et attrape gogo.

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