L'écume des morts

Sea Fog : Les clandestins

Pour sa première réalisation, l’homme qui cosigna voici douze ans l’impressionnant scénario de Memories Of Murder de Bong Joon-ho accouche d’un puissant drame horrifico-social, sur lequel plane indiscutablement l’ombre de son prestigieux mentor.
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1998. Kang Chul-joo (Kim Yun-seok) est le capitaine d’un antique bateau de pêche qui tombe en ruine. La malchance et la raréfaction du poisson le mettent dans une position économique périlleuse. Ne supportant pas l’idée de perdre son navire et de devoir renvoyer son équipage, il accepte de faire immigrer clandestinement des Sino-Coréens désireux de quitter l’Empire du Milieu. Mais alors qu’un brouillard impénétrable recouvre la mer, le voyage du retour va se transformer en un cauchemar qui ne laissera personne indemne… 

Du résumé que vous venez de lire, le plus important à retenir est peut-être la date. 1998. Pourtant, le terrible fait divers qui inspira la pièce de théâtre sur laquelle se base Sea Fog : Les clandestins date de 2001, année où 60 immigrés chinois embarquèrent sur un bateau de pêche coréen. Seuls 35 en ressortiront vivants. Si Shim Sung-bo et Bong Joon-ho ont tenu à situer leur histoire en 1998, c’est pour coller à l’actualité d’alors : à cette époque, l’Asie traverse une terrible crise économique et la Corée fait partie des pays les plus touchés, avec la Thaïlande et l’Indonésie. Le FMI prit un certain nombre de mesures dont l’une influe directement sur le récit de Sea Fog : la possibilité pour les entreprises oeuvrant dans des domaines sinistrés (comme la pêche, donc) de revendre leur matériel à un prix avantageux. Une menace qui plane sur Kang Chul-joo et son bateau, et sera le déclencheur de l’horreur à suivre. Ainsi, on retrouve dans le film une logique qui prévalait dans Snowpiercer : Le Transperceneige, celle d’un microcosme mécanique (ici, le navire à la place du train) où se joue un drame humain directement causé par des éléments géopolitiques, et dont les enjeux s’élèvent finalement à l’échelle macroscopique (comment une situation économique désastreuse peut pousser des individus à recourir à la barbarie). 

La grande intelligence du script est pourtant de ne pas pousser plus avant les atours sociaux du récit afin de ne pas virer au pamphlet altermondialiste. Une fois le cadre planté via le générique et une poignée de scènes d’exposition aussi directes que limpides (une ligne de dialogue et un reportage TV regardé par les matelots en ce qui concerne la situation économique), l’histoire se concentre sur des pulsions tristement humaines, nourrissant un véritable petit théâtre de moeurs. Là aussi, on n’est jamais très loin d’une autre caractéristique de Bong Joon-ho, à savoir ce numéro d’équilibriste entre émotions crues et humour noir, qui affleure ici via les obsessions de quelques personnages, comme ce marin motivé jusqu’au bout par l’envie de se taper l’une des immigrées, où cette femme mûre prête à vendre son corps afin de profiter d’un peu plus de confort lors de sa traversée. Ainsi, entre corruption, absence de compassion, défiance et violence, Sea Fog décrit l’âme coréenne avec une crudité glaçante. Et offre donc une portion congrue de sa narration à la façon dont l’homme considère le sexe dit faible comme un objet, une propriété. Surtout dans l’univers de la pêche, le capitaine superstitieux rappelant maintes fois que la présence d’une femme à bord d’un navire porte malheur. C’est pourtant celle de la jeune clandestine Hong-mae (Han Ye-ri), au centre des enjeux du dernier acte, qui mettra en mouvement les rouages d’une certaine justice.

Pour autant, attribuer les particularités les plus saillantes de Sea Fog au seul Bong Joon-ho serait mentir. Si le réalisateur de The Host a effectivement infusé le film de sa personnalité (il est après tout à l’origine du projet et l’a produit en plus de l’avoir coécrit), Shim Sung-bo s’en est emparé pour le propulser vers des extrémités d’une crudité à laquelle Bong se livre rarement. Déclarant dans l’interview qui suit être passionné par les pulsions réprimées, le cinéaste pousse quasiment à fond les curseurs dramatiques habituels, mais sait s’arrêter juste avant de verser dans un excès forcément dommageable, gérant ainsi avec un certain brio sa progression narrative et v [...]

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