JODOROWSKY’S DUNE

Jodorowsky's Dune

Après deux années de blocage pour des questions de droits relatifs aux dessins de Moebius, le documentaire JODOROWSKY’S DUNE peut enfin nous livrer les secrets de cette méga-production excentrique enfermée à jamais dans un livre…
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Dans ce qui restera probablement comme la meilleure séquence du documentaire, Alejandro Jodorowsky cède subitement à une crise de colère, vraisemblablement non calculée ni feinte. « Ce système fait de nous des esclaves » enrage-t-il en brandissant une épaisse liasse de billets de 100 euros, qu’il qualifie de tas de merde démoniaque. « Les films, eux, ont un coeur ! Ils ont une ambition ! Je voulais faire un film comme ça. Pourquoi pas ? Pourquoi n’en aurais-je pas le droit ? » Semblant revivre le meurtre de ce qui devait être son chef-d’oeuvre, l’artiste détourne subitement le regard et s’immobilise. Ce genre de scènes, humaines et thématiquement chargées, aide à distinguer les reportages améliorés des vrais documentaires. S’il regorge d’archives puisées à la source, Jodorowsky’s Dune n’est donc pas seulement l’histoire du projet avorté le plus légendaire de l’Histoire du cinéma. C’est aussi et avant tout l’étude d’un besoin créatif dévorant, et le portrait d’un artiste parti en croisade messianique dans un monde pas encore prêt à tolérer ses idées. Le meilleur compliment que l’on puisse faire au long-métrage de Frank Pavich est qu’il dépasse très largement son argument dedépart. Il faut avouer que Jodorowsky fournit à lui seul une matière précieuse : son discours en permanente effervescence assure un spectacle digne d’une pièce de Molière. Par un jeu de montage que l’on devine colossal, Pavich parvient justement à canaliser la folie de Jodo. En lui donnant suffisamment d’espace, et en tirant parti de quelques très drôles interruptions (voir l’arrivée de son chat en pleine envolée lyrique, soulignée par un recadrage maladroit et une coupure musicale abrupte), le film retranscrit le discours trilingue du réalisateur de Santa Sangre avec une pureté et une spontanéité inespérées.
Cette exaltation constante était nécessaire pour mettre en relief l’ambition phénoménale de ce Dune oublié, projet pharaonique que l’on peut raisonnablement qualifier d’irréalisable. « C’est un rêve » insiste souvent Jodorowsky, pas peu fier de ne respecter que superficiellement le roman original. « J’ai violé Frank Herbert, mais je l’ai fait avec beaucoup amour ! » Cette vision extravagante et radicale aurait pu révolutionner le 7e Art, voire marquer profondément la société trois ans avant Star Wars. Notons, à ce titre, que Jodorowsky qualifie son long-métrage de « prophète », terme théoriquement réservé à son personnage central. La matière filmique, pour Jodo, est animée d’une vie propre. Elle peut et doit être salvatrice, et mérite que l’on se sacrifie pour elle. Voir le cinéaste regretter à demi-mot l’entraînement acharné de son fils de 12 ans, enrôlé de force pour interpréter Paul Atréides, est dès lors très touchant, Jodorowsky précisant qu’il aurait été capable de se couper un bras, pardon, de mourir pour mener à bien son entreprise ! Dévouement confirmé par ses compagnons d’alors, notamment Chris Foss, Michel Seydoux et Dan O’Bannon (dans une interview audio très efficacement mise en images), ravis de se remémorer les harangues quotidiennes du bonhomme. Seydoux ressort d’ailleurs comme une personnalité réellement passionnante, suffisamment cinglée pour suivre Jodo dans ses choix les plus mégalomanes après avoir distribué El Topo et produit La Montagne sacrée. De Pink Floyd à Salvador Dali en passant par Mick Jagger et Orson Welles, le documentaire détaille les stratégies de conquête du duo, tout en animant, en 2D ou 3D, les dessins de préproduction sidérants de Moebius, Giger et Foss. L’occasion de tourner autour d’un vaisseau pirate indescriptible, de frôler un ver des sables à bord d’une libellule mécanique, de suivre une semence « spirituelle » à l’intérieur d’un utérus (idée reprise dans Enter the Void), de contempler le palais obscène du baron Harkonnen, de subir une séance de torture extrême (Jodo s’en souviendra pour Santa Sangre), ou de traverser l’univers entier en plan-séquence (oui, comme dans Contact). Ces images flamboyantes, le documentaire les empile sans excès d’amertume, préférant jouer la carte de la consolation, de l’apaisement. Après tout, Jodo a rêvé son Dune, « et les rêves aussi peuvent changer le monde ».

Alexandre PONCET

 




INTERVIEW
FRANK PAVICH RÉALISATEUR ET PRODUCTEUR

ARCHÉOLOGUE DU FUTUR
C’est au Festival de Cannes 2013 que l’auteur de JODOROWSKY’S DUNE nous expliquait comment il a remonté le fil d’un des projets de long-métrage les plus dingues jamais rêvés, en partant des incroyables tableaux et dessins préparatoires signés par Chris Foss et le regretté Moebius.

Comment avez-vous eu connaissance du projet d’adaptation de Dune par Alejandro Jodorowsky ?

C’est mon producteur Stephen Scarlata qui a découvert cette histoire il y a sept ans, en lisant juste pour le plaisir un de ces livres qui listent les 50 meilleurs films non tournés. Certains de ceux-ci sont intéressants et d’autres moins, mais quand vous arrivez à Dune et que vous découvrez tous les acteurs et musiciens envisagés – Salvador Dali, Orson Welles, Pink Floyd, Mick Jagger, etc. –, vous vous rendez compte qu’il s’agit probablement du plus grand film non tourné. Pendant trois ou quatre ans, nous avons ainsi recherché un maximum d’informations, notamment en consultant des sites Internet qui montraient quelques images du story-board. Bien qu’il s’agisse de très mauvaises reproductions, plus nous en trouvions, plus nous étions stupéfaits.

Mais vous auriez quand même fait le documentaire si vous n’aviez pas eu accès aux documents originaux ?

Impossible, cela aurait été trop ennuyeux. L’essence du projet est contenue tout entière dans les illustrations originales, dans le story-board de Moebius et les peintures de Chris Foss. Nous n’aurions donc jamais pu raconter cette histoire sans la participation de tous ces gens. Le plus dur a été de joindre Mr Jodorowsky, qui est présent partout dans le monde via Twitter et autres, mais est très difficile à contacter directement. Enfin, je l’ai rencontré brièvement chez lui à Paris, où il m’a conseillé de parler au producteur Michel Seydoux, dont c’était aussi le projet et qui en possède les illustrations originales. De fait, quand je suis arrivé dans les bureaux de sa compagnie Camera One, j’ai vu quatre ou cinq de ces peintures au mur, et j’ai dès lors été certain qu’il comprendrait mon enthousiasme : il porte toujours Dune dans son coeur, puisqu’il voit ces images tous les jours depuis 35 ans.

Quant au livre rassemblant ces images, il est si rare que c’est une sorte d’équivalent cinématographique du Necronomicon

Exactement ! Je pense qu’ils en ont fait imprimer tout au plus [...]

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