INTERVIEW PASCAL LAUGIER

L’auteur de Ghostland a des idées très arrêtées sur son statut revendiqué de cinéaste fantastique, et sur le refus de toute concession que cela implique. Tout en détaillant les rouages de son nouveau film, il nous livre donc la profession de foi d’un fervent adepte de l’horreur.
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Pendant l’écriture du scénario, c’est dans un second temps que vous avez décidé de situer le récit sur deux époques parallèles ?

Pas du tout. Cela faisait longtemps que j’avais envie de faire un film sur les visions subjectives, car c’est une question centrale de mise en scène. En effet, le cinéma est un langage permettant de montrer en direct des rêves, des illusions, des fantasmes, des projections mentales. J’étais bien conscient que le fantastique avait déjà beaucoup exploité cela, mais je voulais trouver une façon un peu inédite et personnelle de le faire. Et l’écriture s’est débloquée, un : quand j’ai eu l’idée du basculement de point de vue du milieu du film, et deux : quand je me suis dit que les visions subjectives pouvaient être dépeintes de manière aussi incarnée, réelle, indiscutable que le reste. Là, j’ai pensé : « OK, je tiens un scénario ».


On peut effectivement interpréter Ghostlanden se disant que les séquences censées être réelles sont en fait des hallucinations, et inversement…

Oui, c’est conçu pour marcher aussi de cette manière. On peut même envisager une version ultra pessimiste, où toute la fin est à nouveau une rêverie. (rires) En fait, ce film est un vortex, une spirale qui n’a pas de fin ! Il a néanmoins fallu que je détermine – durant le tournage, en tout cas – ce qui était vrai et ce qui ne l’était pas, pour ne pas traiter les deux de la même façon. J’ai ainsi décidé dans ma tête que le réel, c’était l’ogre et la sorcière. C’est là le pari essentiel de Ghostland, qui le rend si particulier : ce qui est vrai est aussi ce qui est le plus fou, le plus cauchemardesque, le plus expressionniste. Dans la plupart des films, ce sont les scènes oniriques qui prennent tout à coup une dimension hyper formelle, très baroque. Moi, j’ai fait le contraire : j’ai traité le rêve d’une manière beaucoup plus normale, notamment dans les cadrages, en utilisant énormément la dolly. Tout cela pour préparer le moment où on découvre que cette réalité folle est bel et bien la vérité. Mais pour revenir à votre première question, j’ai écrit Ghostland en quatre ou cinq mois, à la suite d’une frustration. J’avais passé deux ans sur un projet qui ne s’est pas fait, et cela m’a tellement gonflé que, un peu comme cela s’était passé pour Martyrs, je me suis mis dans un état second et j’ai sorti le scénario assez vite. J’ai donc trouvé la structure très rapidement. Ceci dit, le script était moins violent que le film, beaucoup moins.



En quoi était-il moins violent ?

Au départ, Ghostland était moins outré, moins excessif. Je prévoyais une direction artistique proche des peintures de Norman Rockwell : vous savez, cette Americana plutôt dépouillée, avec des murs blancs ou en bois, un rocking-chair dans un coin. Puis je suis tombé sur un chef-décorateur, Gordon Wilding, qui a été déterminant. En plus d’être chef-déco pour le cinéma, c’est un sculpteur et un peintre formidable, à l’inspiration profondément tordue. Et quand il m’a montré toute son oeuvre dans son atelier, j’ai été tellement sidéré que j’ai dit : « Ça, c’est dans le film, ça aussi, ça aussi… ». Son principe, c’est d’associer des éléments totalement contradictoires pour créer le malaise. J’ai ainsi eu un coup de coeur en voyant ses corps de poupon nus avec des têtes de gorille, ou encore cet ours grandeur nature avec un tutu, un parapluie et des crocs pleins de sang. Bref, j’ai récupéré des dizaines d’objets chez lui, et il en a fabriqué d’autres pour le film. Mais ce n’était pas juste pour faire de la belle image : son travail était très proche de mes intuitions sur les soubassements de Ghostland, à un niveau presque psychanalytique. Cela me ramenait aux contes de Perrault et d’Andersen, qui auraient été redessinés par un Gustave Doré sous acide. Par l’entremise de ce mec-là, le film a donc basculé dans un univers gothique, expressionniste et baroque, quand j’ai compris que cela servait la direction « plus c’est fou, plus c’est vrai » dont je parlais plus haut.


Mais les mauvais traitements infligés aux jeunes filles étaient aussi moins sévères dans le script ?

Non. En fait, ils sont plus sévères dans la tête des spectateurs que dans la réalité des plans. Ghostland est très peu gore : à vrai dire, on ne voit rien.


Entre Martyrset Ghostland, cela fait quand même pas mal d’adolescentes au visage tuméfié…

On voit cela dans n’importe quel polar où un personnage s’est pris un coup dans la gueule. Bon, c’est vrai qu’il ne s’agit pas forcément d’une fille de 15 ans. Mais alors, pourquoi ai-je pris une adolescente ? Quand j’ai terminé le scénario de Ghostland, je me suis dit qu’en dernière analyse, il parlait d’une jeune fille merveilleuse qui allait se muer en écrivain, en faisant de tout le Mal qu’elle encaisse la source même de son oeuvre à venir. Ce qui est d’ailleurs une parfaite définition du genre, de l’horreur en tant que geste artistique. Mais pour en arriver là, le Mal doit avoir lieu et être douloureux, afin qu’on comprenne de quelle souffrance va naître la beauté horrifique de ses bouquins. Sinon, c’est un truc de faux-cul, comme si j’avais refusé de montrer la « martyrisation » dans Martyrs. Pourtant, il aurait été plus facile de faire ce que demandaient les Américains. Car pour tout dire, il s’est passé six ans entre Martyrs et Ghostland, et à un moment, j’ai été tellement fauché que j’ai été à deux doigts de vendre le projet à des producteurs américains. Évidemment, ils adoraient le twist, et évidemment, ils m’ont envoyé des fiches de lecture – ils ont la passion des fiches de lecture – qui commençaient toutes par : « Changer l’âge de l’héroïne, elle devra avoir 20 ans. ». J’ai bien sûr refusé, car cela allait contre le projet. Pour moi, celui-ci est un « coming of age », le portrait d’une jeune fille qui va sortir de l’enfance, avoir ses règles, devenir une femme et une vraie artiste, en cessant de copier Lovecraft pour faire ses trucs à elle. Ainsi, j’ai toujours, toujours, toujours voulu que le dernier plan [...]

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