
M. Night Shyamalan : « Tout film devrait être incomplet, car c'est un atout très puissant »
S’il n’est pas le premier long-métrage de M. Night Shyamalan, déjà responsable en 1992 et 1998 des méconnus Praying with Anger et Wide Awake, Sixième sensaura posé les codes et les thématiques d’une carrière absolument passionnante, y compris lors de sorties de route épiques (Phénomènes), de compromissions malheureuses (After Earth) et d’échecs cuisants au box-office (Le Dernier maître de l’air, bien meilleur que ne le laisse entendre sa triste réputation). Huit ans après The Visit, l’auteur virtuose d’Incassable, Signes, Le Village et Glass revient dans les pages de MadMovies à l’occasion de la sortie de Knock at the Cabinpour nous aider à décrypter sa riche filmographie…
Comme la plupart de vos films, Knock at the Cabin joue sur les notions de temps et d’espace de façon très minimaliste. Or, le contrôle du temps et de l’espace, c’est la base même du cinéma. Est-ce une intention consciente de votre part ?
C’est fascinant que vous disiez ça, car c’est effectivement quelque chose qui se répète même lorsque je travaille avec d’autres scénaristes, par exemple sur Servant ou Knock at the Cabin. Le genre du thriller est fondé sur une augmentation progressive de la tension et une élévation des enjeux dramatiques. Et ça, ça dépend énormément de la temporalité. Il faut que le public ait conscience qu’une horloge est en train de tourner. On doit comprendre combien de temps il reste aux personnages pour trouver une solution à leur problème.
On peut difficilement passer à un mois plus tard sans prévenir. Une semaine, ça pourrait fonctionner, mais il faudrait que ce soit suffisamment bien écrit. Sur le mur derrière vous, je vois l’affiche du film Halloween. Le cœur de l’intrigue se déroule pendant cette nuit bien précise, et même si c’est un concept commercial à la base, ça offre à Carpenter un magnifique compte à rebours. Ce soir-là, les gens sont dans la rue, l’ambiance n’est pas habituelle, et le tueur va sévir jusqu’au petit matin. C’est un modèle de temporalité, et j’adore les restrictions que le genre permet à ce niveau.
C’était votre ambition première avec Knock at the Cabin ?
Clairement. L’intrigue se déroule sur une période très courte. Je voulais contrebalancer l’architecture du raisonnement des héros et la manière dont ils vont gérer le choix qu’on leur impose avec un compte à rebours oppressant. Dès que le film s’ouvre, le public est propulsé dans cette mécanique implacable. C’était mon objectif : je voulais qu’on fonce du début à la fin, jusqu’à ce dernier plan chargé en émotion qui enchaîne sans prévenir sur le générique de fin.
Vos films ne sont pas très longs en général. Vos narrations sont même condensées au maximum, et les éditions vidéo de vos œuvres sont truffées de scènes coupées que d’autres cinéastes auraient sans doute conservées au montage. En postproduction, quand savez-vous que vous avez atteint la forme la plus minimale du film que vous êtes en train de découper ?
J’aimerais vous dire qu’il y a une formule mathématique derrière tout ça, mais c’est plutôt une question de rythme que je ressens au plus profond de moi. La plupart de mes films font à peu près la même durée. Knock at the Cabin est mon script le plus court, et je pensais que ça donnerait mon film le plus court. Je crois que c’est le cas, il doit durer environ 1h40. C’était dû à mon envie de tourner un thriller rapide. Sixième sens, Incassable, Signes et Le Village durent 1h47. Ça ne peut pas être une coïncidence !
Il doit y avoir une équation que je répète inconsciemment derrière la façon dont je raconte mes histoires. Je presse toujours le montage comme un citron jusqu’à ce que le public ne soit plus en position de penser à ce que je lui montre, mais plutôt en position de le ressentir. Le premier montage de Split durait 3h10, et Glass durait 3h30 ! Au final, ils font chacun environ 2h. Je trouve ce processus vraiment magique, car je découvre une grande partie du film au montage. C’est un art de la juxtaposition assez complexe : quand on monte, 1+1 ne donne pas forcément 2, 1+1 peut donner 3 !
On se rend compte qu’on n’a pas forcément besoin de trois scènes pour arriver à un certain résultat ; on peut en couper une et mettre en relation les deux scènes restantes de façon à arriver au même résultat. C’est à ce moment qu’on comprend quelle séquence peut être coupée sans perdre l’écho narratif ou émotionnel que l’on recherche.
M. Night Shyamalan et Dave Bautista durant le tournage de Knock at the Cabin.
Derrière l’idée de la temporalité, il y a la notion de moment. Vos films sont truffés de moments déterminants pour les personnages, captés dans la longueur en adoptant un point de vue bien précis. Je pense, par exemple, à la scène des escaliers d’Incassable, quand David Dunn porte sa femme dans les bras. Il y a toujours au moins un moment décisif comme celui-ce dans vos longs-métrages.
Je suis d’accord, et il y en a quelques-uns dans Knock at the Cabin. Je pense à un passage en particulier où quelque chose de terrible est en train de se produire, et j’utilise des gros plans extrêmes pour suspendre le temps juste avant l’horreur. Je montre des mains, des oreilles, des ustensiles… À ce moment-là, les protagonistes comprennent ce qui les attend, donc il faut tout figer brièvement, en capturant le moindre petit détail.
Vous êtes associés au genre horrifique, mais vous évitez de sombrer dans le gore démonstratif.
En effet.
Comment prévisualisez-vous la violence quand vous travaillez sur un projet comme Knock at the Cabin ?
Je trouve toujours l’insinuation beaucoup plus efficace que la démonstration. J’essaie d’utiliser le cadre comme une fenêtre, afin que la violence intervienne le plus souvent hors champ. Mon rêve ultime, c’est d’amener l’imagination du spectateur à faire le travail. C’est mieux comme ça, à mon avis. Dans Le Village, on ne voit pas le couteau entrer dans la chair, on le voit en sortir. C’est tellement mieux, tellement plus angoissant à mon avis !
Dans Knock at the Cabin, il y a des passages très violents et j’ai essayé d’être très méticuleux dans ma manière d’invoquer l’imagination du public. Ce que je montre et ce que je ne montre pas découlent toujours d’un choix très précis. Le film est classé R aux États-Unis, donc interdit aux moins de 17 ans non accompagnés, mais c’est surtout dû à la nature de l’histoire et à la tension ambiante.
Bien que votre mise en scène soit minutieuse, vous faites souvent preuve d’un minimalisme extrême. C’est le cas dans Knock at the Cabin, et ça l’était par exemple dansGlass, qui poussait l’exercice aussi loin que possible. Nous pensons particulièrement à une séquence où David Dunn est aspergé d’eau dans sa cellule et se retrouve à terre, à bout de souffle. On ne voit presque rien de tout cela : Bruce Willis fait un mouvement, on se retrouve à l’extérieur du bâtiment face à une citerne qui se met en route, cut sur des gouttes qui tombent de tuyaux fixés au plafond de la cellule… C’est le minimalisme ultime.
J’adore insinuer une action en montrant ce qui se passe juste après, ou aller dehors exactement à l’instant où quelque chose de dramatique est en train de se produire à l’intérieur. L’imagination du spectateur est précieuse et le réalisateur ne devrait pas tout livrer, tout montrer ou tout dire. Tout film devrait être incomplet, car c’est un atout très puissant. On ne doit pas mettre toutes les couleurs disponibles sur la palette, il faut savoir choisir. Avoir un cadre, c’est une chance magnifique : on doit définir le haut, le bas, ce qu’il y a à gauche et à droite, et en tirer parti. J’adore quand un personnage observe quelque chose à l’extérieur du cadre, et que le spectateur doit déduire ce qu’il voit.
M. Night Shyamalan sur le tournage de Old.
Old était une métaphore de la crise du Covid et du confinement. Nous avons nous-mêmes été piégés dans cette plage métaphorique alors que le temps s’écoulait hors champ. Voyez-vous un lien entre Oldet Knock at the Cabin ?
Je crois que Knock at the Cabin est plus proche deSignes sur le fond, mais je m’inspire ouvertement des événements qui ont rythmé nos vies ces dix dernières années. C’est donc un film très actuel, qui essaie presque d’exorciser ce que nous pouvons vivre en posant la question : « Une force plus grande que nous est-elle ici à l’œuvre ? ».
Revenons à la gestion de l’espace. Dans Old, vous deviez déplacer des personnages sur une plage déserte sans jamais égarer les spectateurs. Dans Knock at the Cabin, vous nous enfermez dans un décor isolé au milieu des bois. Il faut faire attention, avec pareil contexte, à ne pas répéter les mêmes plans pendant tout le film…
Sur Knock at the Cabin, je crois que nous avons passé quatre mois dans mon bureau à préparer l’ensemble des plans. Il fallait définir le mouvement de chaque séquence et l’emplacement des personnages, en rapport avec leur évolution psychologique. À la page 85, ils ne sont pas au même point qu’à la page 32. Peut-être qu’à la page 32, ils sont dans la perplexité la plus absolue et qu’à la page 85, ils sont désespérés et prêts à faire des choses qu’ils refusaient d’envisager jusqu’alors… Je ne vais pas filmer ces états d’âme de la même façon. Par nature, si on comprend vraiment le point de vue des protagonistes, la mise en scène doit évoluer organiquement. On ne peut pas toujours les cadrer à la même distance, avec les mêmes focales. Ça n’aurait aucun sens au niveau de la dramaturgie.
William Friedkin a dit qu’il évitait de répéter le même plan deux fois dans un film. Si on aborde la mise en scène ainsi, on a vraiment l’impression que l’intrigue avance.
Il a totalement raison, car les personnages ne vivent pas la même émotion deux fois. Même s’ils sont assis dans le même salon, leurs sentiments vont être différents.
Comment répétez-vous avec vos acteurs ?
Comme pour une pièce de théâtre ! Je commence par discuter individuellement avec eux et on échange autour de leur personnage. Ensuite, je fais une lecture avec chaque acteur et j’interprète les autres rôles. On lit un échange de dialogues, on s’arrête pour discuter, on lit un autre échange, on s’arrête de nouveau. Je réponds aux questions, j’essaie d’expliquer pourquoi chaque réplique existe dans le script et comment elle s’intègre dans l’ensemble de la narration. Je veux surtout qu’ils comprennent le projet d’ensemble. Par exemple, s’il y a une réplique maladroite que l’acteur voudrait modifier, je lui explique qu’à ce moment-là, le personnage ne croit pas vraiment ce qu’il est en train de dire. Dans une scène ultérieure, le personnage avouera à demi-mot qu’il n’a jamais pensé ça.
C’est apaisant pour un comédien de pouvoir débattre directement avec le scénariste, à mon avis, car il n’y a pas d’ambiguïté possible sur le contenu du manuscrit. Après c [...]
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