Interview : Edgard Baltzer traducteur

Serious Publishing a la brillante idée de sortir Mémoires de l’oncle Jess, indispensable autobiographie de Jess Franco. À cette occasion, nous avons discuté avec Edgard Baltzer, traducteur de l’ouvrage et rescapé d’une immersion folle dans la vie du plus romanesque des réalisateurs du cinéma bis.

Jess Franco, c’est 200 films tournés jusqu’au dernier souffle. Et le bonhomme a tout de même trouvé le temps d’écrire des mémoires !

L’acte d’écrire était pour lui comme un prolongement de son besoin viscéral de tourner. Il devait « raconter » quelque chose, vaille que vaille, et, à 74 ans, il décide de se raconter en personne, avec Las Memorias del tío Jess – « tío » en espagnol signifie à la fois « oncle » et « gars » ou « mec » –, publié chez Aguilar en 2004, puis en poche. Ces mémoires couvrent en apparence une période s’échelonnant des années 1930 en Espagne jusqu’en 1968 en Allemagne après le tournage de Necronomicon. Une suite devait paraître, mais les nombreux va-et-vient temporels, passant parfois d’un bond des années 1980 aux années 2000, disséminés dans les derniers chapitres, attestent, sinon du contraire, du moins d’une impossibilité pratique d’y parvenir. Dommage, car Jess Franco a reçu en 2008 un Goya d’honneur et, au fil du temps, ses mémoires ont acquis un statut de livre « culte », selon l’expression d’usage. 


L’idée de les traduire en français est-elle venue dès la lecture ?

Je suis à la fois passionné (et admiratif) d’une partie de son oeuvre, et incapable sincèrement de concéder le moindre intérêt à la dernière période de sa filmographie pléthorique, qui suit la pente d’un déclin physique et créatif. C’est l’aura de mystère dont il avait su s’entourer en figeant cette image de « filmeur fou » et la possibilité d’un dévoilement de ce qu’il était réellement qui m’a poussé à entamer ce travail. Franco ne décrypte pas son cinéma selon un inventaire soigneusement défini. Plus qu’un recueil d’anecdotes, on se trouve en face d’une chronique personnelle, d’un véritable roman d’apprentissage, qui couvre les années de formation, y compris cinéphiles, en Espagne et en France, et qui nous ramène dans cette Espagne adorée et haïe qui va tardivement sortir de la dictature avec la transition démocratique et la mort de – l’autre – Franco. Au-delà du fait qu’il était très frustrant pour les francophones de ne pouvoir lire ces pages, c’est son style qui m’a séduit. Un verbe torrentiel, très hispanique, observant la réalité sans fard avec l’ironie la plus triviale, l’humour le plus noir parfois et pourtant, capable de la plus poignante délicatesse et d’une réelle pudeur lorsqu’il évoque ses proches, par exemple. Faire passer ce détonnant mélange de finesse et de boue me touchait d’autant plus que je pouvais saisir cette sensibilité, étant moi-même à la fois européen et latino-américain. 


Franco était réputé pour mêler la vérité et les mensonges. Quand le traducteur se double d’un historien du cinéma, on l’imagine parfois perplexe devant les faits. 

Ce piège m’a d’abord anéanti. Colporter des faits qui pouvaient se révéler intégralement faux me paraissait inacceptable. Lorsque Franco parle de son amitié avec tous les cinéastes de la création, cela incite à se montrer prudent et à recouper les renseignements pour découvrir que cela était parfois exact. S’il n’a sans doute pas contracté de liens d’amitié avec tous les réalisateurs de Hollywood de passage en Espagne, ses connaissances techniques et sa passion bien réelles l’on conduit à côtoyer un temps ceux qui faisaient rêver dans les ciné-clubs. Il possédait l’art de se rapprocher au plus près de la vérité, pour que l’histoire soit plus belle. Il parle de la première d’Eva de Joseph Losey à Paris, qui a été un four, ce qui est vrai, mais il faut qu’il y ajoute sa participation active au sauvetage moral du réalisateur la même soirée, ce qui paraît relever de l’invention la plus totale. C’est aussi cette candeur presque enfantine qui m’émeut chez lui. 


Dans cet exercice intime et tant banalisé, quels écueils Jess Franco a-t-il su éviter ?

J’ai adoré ce mélange de candeur et de gravité, savamment entretenu jusqu’à se résoudre dans un éclat de rire. J’aime sa capacité à faire revivre, avec ce ton unique, parfois inégal, des épisodes truculents, des atmosphères, des senteurs de sa prime jeunesse qui, s’il les a « améliorés » en metteur en scène, nous offrent en creux le portrait d’une époque et d’un homme en devenir. Le petit Jesús devient Jess Franco au fil des pages et sous nos yeux. Bien qu’il tienne le premier rôle de son roman-film, il n’en reste pas moins un absolu antihéros, ce qui me le rend très sympathique. Obligé de se tirer des mauvais pas par la ruse, parfois à ses dépens, comme chez Quevedo ou Cervantes. Jess est à la fois Sancho Panza et Don Quichotte, érudit et subtil. Grossier, ordurier, lâche même, mais jamais veule. Son autobiographie lui ressemble, brouillonne et brillante, bouffonne et grave, déroutante en somme. Cela donne surtout un aperçu très méconnu de sa création : son talent littéraire et sa profonde mélancolie, cette « saudade » pour citer le terme portugais qu’il aimait employer. Une « tristesse nostalgique qui fait du bien ». 



Tu as aussi rédigé de nombreux commentaires et notes.

C’est d’abord une traduction des Mémoires… Puis, par cercles concentriques, s’ajoutent des compléments et des témoignages pour que le lecteur se fasse une idée – son idée – du personnage Franco, car l’ouvrage ne vise pas prioritairement à lui donner une idée de l’oeuvre. Les annotations découlent de ma crainte de livrer ce texte sans précautions, avec tous les malentendus possibles, dans l’optique d’éclaircir des notions pas toujours évidentes pour quelqu’un d’étranger à la culture espagnole. Dans le cas de références historiques &ndas [...]

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