HORIZONS SANGUINS
The Revenant
POUR
Beauté sauvage
Il y a deux manières d’aborder The Revenant. La première consiste à prendre en compte le mélodrame déplorable qui se joue dans les médias. Alejandro González Iñárritu parviendra-t-il à se remettre de son tournage éreintant (pauvre petit chou) ? Leonardo DiCaprio décrochera-t-il ou non son Oscar (ça doit être important) ? La campagne marketing brossant au gros pinceau le portrait d’une production tourmentée, avec ce qu’il faut de météo intenable, de logistique insensée et de dépassements de budget (135 millions de dollars pour une classification R, soit plus que ce que demandait del Toro pour réaliser Les Montagnes hallucinées…), on serait tenté de cataloguer prématurément The Revenant comme exercice de style prétentieux et mégalomane. De la mégalomanie, il y en a sans doute dans la démarche d’Iñárritu, mais il y en avait également derrière les caméras du Titanic de James Cameron ou d’Il faut sauver le soldat Ryan de Spielberg, deux mastodontes pensés pour changer à jamais les codes d’un genre. Iñárritu exhibe une même volonté de créer un spectacle inédit, aux proportions colossales, en filmant un maximum d’éléments tangibles et de décors réels. Difficile, toutefois, de reprocher au cinéaste de vouloir investir un univers avec autant d’agressivité, quand celui-ci a été marqué au fer rouge par Le Dernier des Mohicans de Michael Mann et Le Nouveau monde de Terrence Malick. L’ombre de ces deux cinéastes plane d’ailleurs sur de nombreuses séquences de The Revenant, et on imagine Iñárritu bien conscient d’affronter les deux maîtres en terrain conquis. Ceci pourrait déjà expliquer les choix musicaux de Ryuichi Sakamoto, prenant le chemin inverse du romantisme exacerbé de Randy Edelman, Trevor Jones et James Horner. Préférant à la mélodie une ambiance monotone et hors du temps, le score expérimental de The Revenant est une prise de risque supplémentaire à l’actif d’Iñárritu, dont l’évidente arrogance n’a d’égale qu’une maîtrise cinématographique phénoménale.
La seconde manière d’aborder The Revenant, donc, est de ne garder que le fruit des efforts d’Iñárritu et de son équipe, sans tenter de théoriser sur la pseudo fanfaronnerie de l’auteur. Et dans les faits, si une poignée de digressions oniriques ont tendance à plomber la fluidité du récit (on se serait volontiers passé du clocher en ruines), l’oeuvre propose une expérience formidablement immersive et sensitive, sublimée par une photographie époustouflante d’Emmanuel Lubezki (chef-opérateur de Birdman, Gravity… et du Nouveau monde). Asséchant son dialogue pour mieux décupler la valeur narrative de l’image (une méthode connue de John Milius, Francis Ford Coppola et George Miller), Iñárritu met sur pied une sorte de film d’aventure déviant, enchaînant les morceaux de bravoure gore avec une férocité inattendue. L’un des plus spectaculaires reste cette attaque d’ours en deux plans : une longue prise continue de cinq minutes suivie d’une conclusion de 45 secondes, la coupe soulignant un renversement soudain dans le rapport de force entre le prédateur et sa proie. Véritable sommet horrifique, la séquence détaille avec une précision glaçante les attaques portées par l’animal et leurs sanglantes conséquences, au point de susciter une réaction épidermique comme on en a rarement ressenti depuis Les Dents de la mer. Aidé par les génies d’ILM, Iñárritu pose ici les fondations de sa fable, en s’attardant sur le contraste entre la barbarie apparente de la bête et son expressivité toute relative. Sa victime Hugh Glass (DiCaprio) devient par moments un vulgaire objet de curiosité, symbole de la vanité de l’homme face à une nature impérieuse. Le calme déstabilisant de l’ours, mais aussi sa position dominante dans le cadre, Iñárritu décide de les appliquer au personnage de Fitzgerald (Tom Hardy), dont la bestialité le fascine presque autant que l’instinct de survie de Glass. Mort-vivant rongé par un désir de vengeance autodestructeur, Glass perdra tout au long de sa traversée du désert ses derniers fragments d’humanité. Tragique et bâtie sur des enjeux universels, cette superbe trajectoire dramatique n’avait sans doute pas besoin d’un regard caméra ostentatoire en clôture pour s’imposer dans l’esprit du spectateur…
A.P.
CONTRE
La grande aventure de l’ego
Bien sûr, on ne saurait évaluer la qualité d’un film à l’aune de sa fidélité au matériau qu’il adapte. Les trahisons de Stanley Kubrick envers Shining, l’enfant lumière de Stephen King n’ont par exemple pas empêché son portage à l’écran de devenir l’un des films d’horreur les plus marquants de l’Histoire. Mieux, elles ont certainement favorisé cet état de fait. Toutefois, les changements monumentaux opérés par Mark L. Smith et Alejandro González Iñárritu à l’histoire (vraie) du trappeur Hugh Glass telle que rapportée par Michael Punke dans son livre Le Revenant, plutôt largement fidèle à la réalité (du moins autant que faire se peut, puisque plusieurs points divisent encore les historiens), en disent long sur les intentions du réalisateur mexicain. En modifiant profondément les motivations de Glass (point de fils à venger dans la réalité, simplement son honneur et l’obsession de récupérer son fusil – soit l’outil qui le définissait en tant qu’homme –), en faisant des Indiens de « nobles sauvages » guidés par une quête familiale (la réalité de l’époque voyait en fait se côtoyer des tribus vouées à anéantir les Blancs, quand d’autres les ignoraient, ou d’autres encore faisaient commerce avec eux) et en décrivant les colons français comme des profiteurs et des violeurs (Glass fut en fait aidé par des trappeurs français), Iñárritu montre que l’histoire du personnage – et ce qu’elle dit sur l’Amérique d’alors – ne l’intéresse pas vraiment. Ce que le cinéaste cherche, c’est l’immédiateté de l’émotion primale, qui canalisera et décuplera les passions du spectateur au moyen d’enjeux simplifiés (voir simplistes) qui, à leur tour, serviront de carburant à ses choix de mise en scène.
De fait, si The Revenant fait bien plus parler de lui par ses prouesses techniques, son tournage ardu et les rumeurs stupides qui l’entourent, que par ses qualités scénaristiques ou dramatiques, ce n’est peut-être pas un hasard. L’objet est très paradoxal : admirable par les défis qu’il relève et la radicalité de ses partis pris (le travail d’Emmanuel Lubezki est proprement ahurissant), il est aussi très vite plombé par ces mêmes éléments. Ainsi, la fameuse scène de l’attaque du grizzly, aussi impressionnante soit-elle, est symptomatique de l’entreprise : le réalisme de ce plan-séquence est tellement ostentatoire qu’il annihile l’effet voulu, car à force de constater ledit réalisme, on ne peut que réfléchir à la façon dont il a été obtenu, et donc se focaliser sur son artificialité. De même que les plans-séquences numériques qui pullulent dans les comic-book movies ont malmené les notions de tension et de rythme par leur refus d’employer la grammaire du montage pour renforcer les saillies dramatiques, les prouesses similaires de The Revenant ne fonctionnent jamais parce qu’elles ne [...]
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