Hantise vous avez dit hantise ?

Avec Crimson Peak, un véritable auteur s’attaque au film de maison hantée en le ramenant dans le giron d’une tradition gothique parfois jugée poussiéreuse. L’occasion de revenir sur les œuvres du genre qui ont su se distinguer par la personnalité de leur réalisateur ou permettre à des artisans d’être touchés par la grâce.

C’est souvent dans les paradoxes que se nichent les plus fabuleux trésors. Ainsi, nombre d’immenses cinéastes étrangers au fantastique ont pourtant signé des pièces maîtresses du film de hantise, terrain propice aux tourments psychologiques et à la recherche esthétique. Vingt ans avant Psychose, Alfred Hitchcock débarque aux États-Unis et tourne le plus fameux d’entre eux : Rebecca, d’après un roman de Daphne du Maurier, dont il adaptera Les Oiseaux en 1963. La femme qui donne son titre au film n’est jamais vue à l’écran. Mais sa présence hante tout le récit, de façon d’autant plus prégnante que l’héroïne de l’histoire, incarnée par Joan Fontaine, n’est jamais nommée. Demoiselle de compagnie d’une vieille bourgeoise qui prend un malin plaisir à la martyriser, elle s’éprend de Maxim De Winter (Laurence Olivier), un veuf dont la femme Rebecca a péri dans un accident de bateau. Elle a tôt fait d’accéder à sa demande en mariage et il l’emmène habiter à Manderley, le vaste manoir de Cornouailles qu’il occupait avec feu son épouse. À peine arrivée, la nouvelle madame de Winter (qui porte donc désormais le nom de la morte) se heurte à l’hostilité de la gouvernante, madame Danvers (Judith Anderson), qui était très attachée à sa maîtresse disparue, et se fait peu à peu dévorer par la personnalité de Rebecca. Aussi bien son mari que son entourage ne cessent de faire référence à la défunte et tout dans la maison évoque son souvenir. La jeune mariée, qui tente en vain d’être à la hauteur de la beauté et de la sophistication de celle qui l’a précédée dans le lit de Maxim, se sent de plus en plus dépouillée de son identité et menacée par madame Danvers, dont les apparitions spectrales et le regard halluciné (elle ne cligne presque pas des yeux et annonce la madame Baylock de La Malédiction) sont au diapason de l’architecture inquiétante de Manderley, filmée en noir et blanc avec une grande profondeur de champ par Hitchcock (qui, rappelons-le, débuta comme décorateur et put observer le travail de Murnau lors d’un tournage en Allemagne), et de la terreur qui saisit sa jeune captive. Emprisonnée comme un oiseau en cage, celle-ci rappelle autant Ingrid Bergman dans l’oppressant thriller domestique Hantise de George Cukor (1944) que la Jane Eyre de Charlotte Brontë, dont Cary Fukunaga a récemment livré une sublime adaptation gothique au moins égale à celle de 1943 (interprétée par… Joan Fontaine). Qui plus est, la véritable Rebecca s’avère avoir été une véritable incarnation du Mal qui « possède » madame Danvers, laquelle nourrissait à l’égard de sa patronne des sentiments ambigus. Rebecca a beau ne pas appartenir au genre fantastique et s’inscrire dans la tradition du mélodrame et du film noir, il n’en demeure pas moins un classique du film de hantise, transcendé par les accents tourmentés de la musique de Franz Waxman, tout comme celle de Miklós Rózsa avait su faire de La Maison rouge de Delmer Daves (1947) un joyau de rural gothique.  

AMOUR HANTÉ

C’est également en Angleterre, sur les côtes du Dorset, que se passe L’Aventure de Mme Muir (1947). Pour le coup, il s’agit là d’un authentique film de fantôme : celui de Daniel Gregg (Rex Harrison), un capitaine de navire qui hante le cottage où s’installe Lucy Muir (Gene Tierney), une jolie veuve accompagnée de sa fille Anna. Lucy s’aperçoit très vite de la présence de Daniel, qui lui promet qu’elle sera la seule à le voir afin de ne pas effrayer Anna. Elle fait dès lors revivre le défunt à travers les mémoires que celui-ci lui dicte, et leur intimité finit par se transformer en un amour impossible. Le fantôme de son cœur invite alors Lucy à se trouver une âme sœur dans le monde des vivants, laquelle se manifeste (en apparence) sous les traits de George Sanders, qui venait déjà courtiser Joan Fontaine dans Rebecca. On ne commettra pas l’impair de dévoiler la suite du récit pour épargner ceux qui n’auraient pas encore vu ce qui reste sans doute la plus belle œuvre romantique jamais imprimée sur pellicule, épaulée par une partition à la fois nautique et céleste signée Bernard Herrmann. Le réalisateur Joseph L. Mankiewicz, dont le premier film, le mélodrame familial Le Château du dragon (1946), revendiquait déjà son appartenance à une certaine tradition gothique héritée des Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, plante L’Aventure de Mme Muir dans un rassurant décor pastoral et balnéaire. Son spectre n’a rien d’inquiétant, et pas un instant le film ne cherche à faire peur. Il se concentre sur la délicate justesse des rapports amoureux de ce couple à l’alchimie puissante, dont la dernière scène reste l’une des plus déchirantes de l’Histoire du 7e Art. 

DEUX LUMIÈRES DANS LA NUIT

On a tant lu sur ces deux grands classiques que sont Les Innocents (1961) et La Maison du Diable (1963) qu’il serait prétentieux de vouloir rivaliser avec la profondeur analytique des multiples études qui leur ont été consacrées. On ne cesse pourtant de s’interroger sur le miracle accompli par Jack Clayton et Robert Wise, celui d’avoir su créer la terreur à tel point qu’aucun autre film n’est parvenu à un tel degré de perfection formelle et sensitive par la suite. Futur réalisateur du fascinant La Foire des ténèbres, Clayton collabore de très près pour Les Innocents avec son chef-opérateur Freddie Francis afin de capter l’atmosphère gothique du Tour d’écrou de Henry James, dont le film est une libre adaptation. Mais peut-il être vraiment qualifié de fantastique ? Impossible à dire : il est tout à fait crédible que la gouvernante jouée par Deborah Kerr soit le jouet d’hallucinations l’amenant à penser que Miles et Flora, les deux enfants dont elle s’occupe, sont possédés par les fantômes de Peter Quint et Miss Jessell. Ces derniers, anciens valet et gouvernante du domaine, se livraient à la débauche sous les yeux des deux enfants (cette liaison sera contée par Michael Winner en 1971 dans l’excellent Le Corrupteur avec Marlon Brando). Tout l’art du film réside dans ce qu’il suggère : les apparitions fugaces des spectres n’existent peut-être que dans l’esprit de l’héroïne (d’autant que les enfants ne semblent pas les voir), les gestes indécents de Miles à son égard ne sont peut-être que l’expression de ses propres fantasmes (elle est de toute évidence vierge et immature)… L’idée de voir des gamins imiter les actes sexuels dont ils ont été témoins est suffisamment répugnante pour que l’ambiance du film soit terriblement malsaine, mais Clayton ne s’arrête pas là et, méticuleux à l’extrême, use d’artifices redoutables pour la rendre encore plus inconfortable. Il n’est pourtant pas aidé par la Fox, qui exige l’utilisation du format Scope alors qu’il veut créer un sentiment de claustrophobie. Clayton retourne la chose à son avantage et demande à Francis d’éclairer au maximum le centre de l’image et de filtrer le bord du cadre, afin qu’on ait toujours l’impression que quelque chose rôde dans ses zones d’ombres. Ajouté à un montage d’une rare précision où les fondus au noir s’étirent en longueur pour faire monter la tension et figurer les ténèbres qui pervertissent peu à peu l’intrigue, l’effet est imparable. Clayton, motivé par la complexité du projet, souhaitait au maximum s’écarter de l’épouvante chère à la Hammer qui faisait fureur à l’époque, mais sans pour autant s’aligner sur l’influence de la Nouvelle Vague, qui régnait alors chez ses confrères britanniques. Le succès commercial ne fut pas au rendez-vous, et ce n’est qu’au fil des années que Les Innocents est entré dans la légende, notamment grâce à sa notoire influence sur l’admirable Les Autres d’Alejandro Amenábar (2001) qui, de par sa profondeur psychologique et sa capacité à faire naître la peur par l’émotion, s’est imposé à son tour comme un petit classique du genre.
C’est encore une femme (Julie Harris) qui est en proie aux fantômes dans La Maison du Diable. Prénommée Nell, c’est une fille timide qui a perdu onze ans de sa vie à s’occuper de sa mère invalide et ingrate et qui, durant son enfance, a vu une pluie de pierres s’abattre sur sa maison trois jours durant. Une ancêtre de la Carrie de Stephen King, en quelque sorte, qu’un anthropologue juge apte à attirer les phénomènes paranormaux. Il invite Nell à se joindre à une équipe composée d’une médium et de l’héritier de Hill House, une demeure ayant été le théâtre de tragédies sanglantes, afin de déterminer s’il est possible qu’une maison soit hantée par le Mal. Si le petit groupe est en effet témoin de phénomènes a priori inexplicables – mais peut-être dus à l’étrange agencement de l’architecture des lieux –, on se retrouve ici dans le même cas de figure que dans Les Innocents : le roman de Shirley Jackson dont est tiré le film était purement fantastique, mais Wise laisse planer le doute et profite de l’état d&eac [...]

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