GRAVE de Julia Ducournau

Grave

Du coeur, de l’estomac et des couilles. C’est le genre de trouvailles inespérées que vous ferez en vous aventurant dans les méandres du premier long-métrage de Julia Ducournau, coup de boule filmique d’une rageuse intelligence qui triture les corps et scrute les pores d’une inoubliable héroïne en pleine mutation.
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Justine (Garance Marillier), 16 printemps, est un petit bout de fille violemment propulsé en première année d’école vétérinaire, où les étudiants seniors – dont fait partie sa grande soeur, Alexia (Ella Rumpf) – réservent à la chair fraîche un bizutage carabiné. La chair, justement, pose problème : Justine, comme ses parents, est végétarienne par conviction. Mais les rituels de l’école la forcent à découvrir le goût de la viande. Et alors qu’elle s’éveille dans le même temps à sa propre sexualité au contact de son compagnon de chambrée aussi canon que gay, Adrien (Rabah Nait Oufella), elle commence à se découvrir un goût irraisonné pour la chair, crue ou cuite, animale ou… humaine.

La distinction entre chairs animale et humaine qui clôt le résumé ci-dessus n’a pour but que d’indiquer la nature cannibale du récit. Car, justement, l’un des propos de Grave est de ramener l’humain et l’animal au même niveau, celui de créatures guidées par des instincts avant tout primaires, même si la philosophie et le vernis civilisationnel nous ont poussés, nous, primates parlants, à nous déterminer comme supérieurs au reste des espèces du globe. Ce postulat, clairement exposé lors de la scène de la cantine, est le coeur même du scénario de Julia Ducournau, et irrigue les canaux sanguins du film. De là, par exemple, on peut établir une dichotomie intéressante à propos de l’amour avoué que porte la réalisatrice au cinéma de David Cronenberg : si l’influence du maître de la Nouvelle Chair nous traverse forcément l’esprit à la vision du long-métrage, Ducournau digère très subtilement l’exemple de son modèle en proposant une théorie inverse. Dans Grave, ce n’est pas l’esprit qui dicte les mutations du corps, mais les besoins du corps qui dictent la mutation mentale. De fait, la cinéaste ne cesse de les travailler, les corps. Ceux de ses comédiens, qu’elle shoote sans fausse pudeur, avec un goût délectable pour l’humour trash (la scène de l’épilation). Et celui du cinéma français, qu’elle secoue comme un prunier avec une histoire et une mise en scène qui hurlent son envie de voir les films hexagonaux se sortir les doigts et traiter, enfin, l’humain comme le morceau de viande qu’il est, et pas uniquement comme le réceptacle désarticulé et désincarné du seul organe qui trouve grâce aux yeux de l’intelligentsia aux fesses trop serrées : le cerveau. 

Non pas que Grave se départisse d’un certain discours sociétal. Au contraire. Si le décor de l’école vétérinaire offre une caisse de résonnance au rapport de Justine à sa propre animalité, le thème du bizutage se fait l’écho d’un mécanisme de conformation sociale auquel beaucoup se soumettent pour se faire accepter par la masse dominante (à l’instar d’Alexia). Naturellement rétive à l’autorité, Justine se nourrit presque inconsciemment de sa « monstruosité » naissante comme d’une arme qui la rend différente des autres, et donc moins sensible au formatage qu’on l’intime d’accepter. En cela, elle est clairement l’alter ego de sa créatrice, qui avec son film fou affirme son envie de résister aux diktats ronflants du cinéma hexagonal en explorant des voies transversales plus punks. Power to the freaks.



NAISSANCES

On papote, on papote, et au final, on a l’impression de faire de Grave une oeuvre thésarde qui a trop de choses à dire pour son propre bien. Alors que non. Le scénario a beau être d’une richesse thématique foisonnante, son discours n’est jamais un frein au plaisir de cinéma intense que procure le film, qui se coltine frontalement et goulûment à une multitude de genres. Car Grave ne s’excuse jamais d’être ce qu’il est : un film qui ne rentre dans aucune case mais qui, pourtant, les coche à peu près toutes. De l’horreur ? Check. De la comédie pop ? Check. Du drame intime ? Check. Un propos social ? Check. Du teen movie ? Check. Au final, on ne sait pas vraiment ce qu’on a vu… et on s’en fout. En cela, l’existence même de Grave est déjà un événement à célébrer en soi. Et le fait que sa jeune metteuse en scène fasse preuve d’une vraie maîtrise est une autre raison de se réjouir. Déjà remarquée pour son court-métrage Junior, Prix du Rail d’Or au Festival de Cannes 2011 (et que l’on peut voir comme l’enfance du personnage de Justine, hypothèse favorisée par un tag « Junior is dead ! » s’affichant dans Grave), l’auteure/réalisatrice fait ici preuve d’une sûreté de ton et d’une assurance visuelle qui mettent à l’amende bon nombre de ses collègues censément confirmés. Outre des dialogues d’une justesse absolue et les circonvolutions en apparence alambiquées d’un script qui se révèle peu à peu comme un modèle de rigueur et de cohérence (chaque séquence est utile à la construction du propos et des personnages), la mise en scène recèle de discrètes subtilités, notamment dans la disposition des corps dans le cadre ou l’utilisation d’une lumière délicatement équilibrée entre réalisme et onirisme. Et si certaines idées semblent un peu trop appuyées (le travelling avant sur une Justine prédatrice lors de la scène de fête, les deux soeurs maîtrisées par un lasso de capture de fortune pour souligner leur état primal lors de leur empoignade publique), elles sont surtout symptomatiques de l’énergie d’une cinéaste qui savoure le maniement d’un langage avant tout visuel, comme un crachat à la gueule de ceux qui se pavanent de la bouche dans les salons parisiens. 

Mais si le talent de Ducournau laisse sur le cul et signe la naissance d’une personnalité hors normes qui nous promet de sacrés moments de ciné dans les années à venir, Grave ne serait pas ce qu’il est sans l’incroyable force de frappe de Garance Marillier. Âgée de 17 ans lors du tournage, la comédienne est un choc à elle seule, un bloc de puissance dissimulé dans un corps de petite souris et derrière de grands yeux qui, selon l’axe du regard, semblent s’excuser d’exister ou vouloir nous bouffer tout cru. Totalement habitée par Justine et bien épaulée par des seconds rôles au diapason (Ella Rumpf et Rabah Nait Oufella sont excellents), l’actrice traduit avec une présence physique dingue toutes les transformations intérieures et extérieures que subit Justine. Grave est donc la révélation d’un duo d’artistes intenses, originales et profondément honnêtes, qui pourraient bien instiller dans le crâne du cinoche français le grain de folie qui lui fait… gravement défaut.


LAURENT DUROCHE



INTERVIEW JULIA DUCOURNAU
RÉALISATRICE & SCÉNARISTE

Le discours est électrique, passionné, drôle et infiniment personnel. Aucun doute, Julia Ducournau ressemble à son film. Raconter le corps et le coeur, quand, pourquoi, comment ? Les réponses ne sont pas loin et les rires non plus.

Grave a fait une tournée triomphale dans les festivals du monde entier et on l’a parfois automatiquement associé à une certaine « tendance » de l’horreur française ou francophone…

Je ne me suis pas énervée, mais j’ai quand même remis à leur place quelques journalistes qui n’arrêtaient pas de me dire « Alors, est-ce que vous appartenez à cette nouvelle vague du cinéma d’horreur français ? » tout en m’évoquant Martyrs, Haute tension, À l’intérieur… À chaque fois, je leur disais : « Bon, déjà, on va se mettre d’accord sur ce que c’est qu’une « nouvelle vague » ! ». À savoir des gens qui font des films au même moment, qui se rencontrent, qui se parlent, qui définissent peut-être des dogmes ensemble… La Nouvelle Vague française, en tout cas, c’était ça : des personnes qui se croisent et créent une effervescence. Là, les gars me citent des films qui ont plus de dix ans d’âge pour certains, et n’ont ni questionnement ni fil thématique en commun. C’est quoi la logique, hein ? La cohérence dans tout ça ? À un moment, je leur ai dit : « Mais là, vous nous mettez tous dans la même case parce qu’on est français ! ». Ce truc de nouvelle vague d’horreur française, ça n’existe pas, c’est une illusion, du gros bullshit ! Si elle existait, je serais probablement contente d’en faire partie – quoique ce n’est pas certain, peut-être que ses dogmes ne me conviendraient pas –, en tout cas, je serais ravie d’échanger avec ceux qui l’animent, ouais.

OK, faisons un léger rembobinage : comment et quand as-tu développé une appétence pour les univers étranges ou pour les « genres », si on doit les définir ainsi ?

T’as dû déjà le lire ailleurs, car c’est une chose que j’ai dite précédemment en interview, mais j’ai vu Massacre à la tronçonneuse quand j’avais 6 ans. Et je n’ai pas eu l’impression d’avoir vu quelque chose d’étrange. Je ne sais pas, mais le fait que Leatherface soit masqué a, quelque part, créé une sorte de distance « sympathique » : je n’ai pas eu la sensation d’avoir assisté à quelque chose d’horrible, de monstrueux, mais plutôt à un spectacle de marionnettes, quoi. (rires) Le fait de ne pas voir de gueules déformées, avec des dents apparentes comme le clown dans Ça – qui m’avait terrifiée, lui – m’a épargné le choc, je crois. Bon, je n’ai pas vu le film entier à l’époque, je n’ai pas é [...]

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