Freaks !

À son ami Piéral lui rapportant que son nanisme dérange la vue des autres, Jean Cocteau répond : « Eh bien, dérange-les ! C’est ce qui peut leur arriver de mieux. ». Revenons sur un siècle de dérangements, depuis Kobelkoff, le torse vivant sibérien, forain visionnaire se filmant, dès 1900, dans des numéros de dextérité avec son seul moignon de 20 cm, jusqu’à l’« elephant man » croisé par Scarlett Johansson dans UNDER THE SKIN et la monstrueuse parade de la nouvelle saison d’AMERICAN HORROR STORY. Les freaks au cinéma – et à la télé – dérangent pour diverses motivations, entre fascination et répulsion, poésie et exploitation.
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Sorti en juin 2014, Under the Skin de Jonathan Glazer montre Scarlett Johansson, brune et impassible, vamp extraterrestre en fourrure et pick-up attirant des quidams esseulés de Glasgow sur la surface liquide et noire d’un piège mortel. Corps vidés, ils n’y laissent qu’un tissu charnel flottant comme un résidu. Un jeune homme au visage monstrueux éveille l’insensible créature aux sentiments. Elle le laisse partir de la demeure où tant d’autres ont laissé leur peau sans même pouvoir étreindre le corps de l’alien. Ses mains sont belles, lui dit-elle. La rencontre est stupéfiante. En choisissant Adam Pearson, atteint de neurofibromatose, maladie génétique rare du système nerveux et développant des tumeurs non cancéreuses mais très spectaculaires, Glazer juxtapose deux extrêmes, la perfection plastique de l’alien, la difformité de cet homme. L’une attire et l’autre repousse, victimes de leur physique. Pour créer ce malaise et ce questionnement, il était impossible d’avoir recours à un acteur sous des prothèses, aussi « réalistes » soient-elles. Personne mieux que Scarlett Johansson ne pouvait incarner l’errance d’une beauté fatale (le film se lit aussi comme une métaphore du désir que suscite une star), personne mieux qu’Adam Pearson ne pouvait bouleverser le cours de ce grand film.

Glazer transgresse la perception sensationnaliste courante que le cinéma fantastique donne des freaks, mais aussi le politiquement correct de notre regard actuel. Le cinéma, dont l’origine se confond avec le spectacle forain, tend aujourd’hui à abandonner les freaks véritables au nom de la morale. La mise en scène de l’anormalité, surtout dans une perspective de divertissement, est de plus en plus perçue comme une atteinte à la dignité humaine.

« ONE OF US »

Dans sa période muette, poussé par la mystification, Tod Browning trouve en Lon Chaney le « freak » idéal, corps se contorsionnant dans les affres de l’excès mélodramatique et les efforts physiques qu’il s’impose. Acteur masochiste, Chaney ne cesse de se diminuer dans les intrigues tordues de Browning, culminant dans un chef-d’oeuvre de l’automutilation, L’Inconnu. En 1932, après le succès de son Dracula, Browning est engagé à la MGM par Irving Thalberg, qui exige « quelque chose de terrifiant ». Ce sera Freaks, la monstrueuse parade. Dans un sideshow, Hans le lilliputien est amoureux d’une belle trapéziste. Cupide, elle échafaude un piège avec son amant pour épouser Hans, le spolier et l’empoisonner. La vengeance de celui-ci est épouvantable, dans un final nocturne convoquant l’orage et les autres freaks offensés. Browning exige des acteurs recrutés dans les baraques foraines des États-Unis. Outre son ami Harry Earles, qui joue Hans (il suggéra au cinéaste la nouvelle qui inspire le film), il retient Daisy et Violet Hilton, siamoises pigopages (reliées par les hanches et les fesses) et vedettes réputées du vaudeville, l’homme-tronc Johnny Eck, l’homme-larve Prince Randian, l’homme squelette Peter Robinson, la femme à barbe Olga Roderick, Koo Koo, victime d’un vieillissement prématuré, les microcéphales Schlitze et Pip, l’hermaphrodite Josephine/Joseph, les femmes-troncs Frances O’Connor et Martha Morris, quelques nains achondroplases. Le film est un choc, brisant la carrière parlante du cinéaste, déchaînant l’ire des ligues féminines vitupérant le « manque d’humanité » de la MGM. Celle-ci opère des coupes, ajoute un épilogue et se justifie maladroitement. Le film est interdit dans certains états et jusqu’en 1962 en Angleterre, les droits bradés à Dwain Esper, fripouille avisée des roadshows qui le vend comme un documentaire racoleur sur les erreurs de la nature. Mutilé, sous des retitrages tapageurs (Nature’s Mistakes, Forbidden Love), par une cinglante ironie, Freaks devient une sorte de « film-monstre », rejeté par le système et laissé au circuit forain. Des critiques y voient un vibrant appel à la différence. Ont-ils bien écarquillé les yeux, à l’annonce du bonimenteur qui narre ce récit de corps diminués, recomposés, doubles, hantés par le désir, la frustration et la haine. N’est-ce pas plutôt un sommet de cruauté misanthrope, d’un macabre pessimisme ? Browning évite le manichéisme inversé selon lequel la bonté serait du côté la difformité, la méchanceté du côté de l’harmonie. Les amants cupides, émasculé pour l’un, mutilé en femme-poule (!) pour l’autre, sont de dérisoires victimes, et les monstres offensés, loin d’être pathétiques, sont bien des… monstres parmi les plus terrifiants des années 30. Après avoir vu comme une donnée réaliste le Prince Randian ouvrant avec sa seule bouche une boîte d’allumettes et allumant une cigarette, on ne peut que blêmir à le voir ramper dans la boue, un couteau entre les dents. « Je vous avais demandé quelque chose de terrifiant… et je l’ai eu ! » concède Thalberg. Le vrai scandale est dans cette noirceur risible.

Les descendances de Freaks n’arriveront jamais à toucher la beauté convulsive du modèle, édulcorant l’explosive violence, victimisant les phénomènes. Produit par David F. Friedman, She Freak (Byron Mabe, 1967) reste très en deçà et insiste, dans un souci documentaire, sur le quotidien de la fête foraine : installation des chapiteaux, essayage des manèges, public, striptease forain, démontage des tentes, départ des camions. The Mutations (Jack Cardiff, 1972) reprend le banquet des monstres et leur vengeance, mais lorgne surtout sur la thématique du biologiste fou et démiurge (Donald Pleasence) inoculant du sang végétal à des humains peu consentants, les ratés étant refourgués à un directeur de sideshow déprimé (Michael Dunn, visiblement abattu par l’outrance crapoteuse du film). Autant de désinvolture scientifique finit toujours mal. Plus que les maquillages spéciaux et l’hémoglobine, les freaks engagés pour ce cirque sont les meilleurs effets de The Mutations, issus des freakshows américains comme Esther Blackmon la femme-alligator (sa peau sèche est couverte de squames comme des écailles), Hugh Baily le garçon-araignée (aux membres déformés, comme retournés), Willie « Popeye » Ingram (capable de sortir ses yeux des orbites), une femme squelette, des nains toujours. Citons encore Hurlements VI (Hope Perello, 1991), un amusant direct-to-video dans lequel un patron vampire de freakshow kidnappe un jeune loup-garou pour l’exhiber avec ses autres monstres. 

TROP PETITS MES AMIS

En 1970, le deuxième long-métrage de Werner Herzog, Les nains aussi ont commencé petits, provoque des réactions épidermiques à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes. Entièrement joué par des nains, il décrit une révolte absurde dans un centre de redressement, qui ridiculise les rituels sexuels, religieux et moraux du monde, puis tourne au vandalisme, à l’autodestruction et à l’échec. L’île volcanique Lanzarote, dans l’archipel des Canaries, appuie le constat du cinéaste : la petitesse de l’homme, écrasée par l’immensité de l’univers. Sur les falaises imposantes, les nains errent sans but parmi les arbres desséchés d’un paysage aride. S’ajoutent à cela des objets tous disproportionnés : porte, voiture, téléphone, lit nuptial. Cet environnement hostile et démesuré rend la révolte aussi vaine et absurde que le sera la colère d’Aguirre, au coeur de l’Amazonie. On dénonça les choix esthétiques « cruels », l’abus de la plongée, assimilant les acteurs à des monstres, l’absence totale de compassion, le trait caricatural. Selon Herzog, il s’agissait d’un simulacre de cruauté, de la violence, du blasphème, de l’anarchie, autant d’appels au secours et parabole possible de l’échec des contestations de 68. Comme les poules, volatiles de répulsion pour le cinéaste, les insurgés finissent par s’en prendre aux plus faibles et se battre entre eux. 

En 1938 déjà, un producteur dingue, Jed Buell, spécialiste de westerns B avec des cow-boys chantants, finance The Terror of Tiny Town. Attaque de diligence, bagarres, gunfight au saloon, cavalcades… Soixante minutes routinières pour un stakhanoviste des budgets faméliques comme Sam Newfield, sur un canevas ultra classique. Sauf que tous les acteurs sont lilliputiens ! « Gros salaires pour gens de petite taille » avait annoncé Buell (formé chez Mack Sennett). Résultat : une parodie perverse avec de piètres cavaliers miniatures chevauchant des poneys Shetland, passant sous les portes battantes du saloon de taille normale, brandissant des colts qui semblent gigantesques. La troupe des Singer’s Midgets, qu’on retrouvera dans la figuration proprette du Munchkinland du Magicien d’Oz, accourt pour seconder la star chantante, Billy Curtis, un des nains les plus occupés de Hollywood pendant 50 ans. Clint Eastwood lui donnera une revanche baroque et son meilleur rôle dans L'Homme des hautes plaines (1972). 

Contrairement à Curtis, bien proportionné, Angelo Rossitto a les jambes arquées, une tête un peu grosse, une démarche cahotante. Dans une scène-clé de Freaks, Browning filme son corps en déséquilibre, le faisant avancer vers la trapéziste sur la table du banquet de noces, la coupe à la main ; elle hurle son dégoût. Chef extraterrestre à tête de chou-fleur (Invasion of the Saucer Men, 1957), assistant de savant fou (Mesa of lost women, 1952, Dracula contre Frankenstein, 1969), geôlier sadique (Brain of Blood, 1971), faire-valoir de Bela Lugosi (Scared to death, 1947), il hante sans état d’âme des décennies de cinéma fantastique, fuyant les gros plans pour mettre ses 90 cm en évidence dans des plans larges. Il finira en beauté à 76 ans, en « Master » des porcheries souterraines de Bartertown dans Mad Max : au-delà du dôme du tonnerre (1985). Juché sur un géant simple d’esprit, il dépasse enfin les 2m50.

Le nain et le lilliputien sont sans doute les phénomènes les plus usités dans le cinéma, inspirant des mièvreries (Willow, 1988), des farces gore (la saga des Leprechaun), des oeuvres malades (L'Ile du Dr. Moreau de John Frankenheimer, 1996, avec face à Marlon Brando, Nelson de la Rosa, 71 cm), des drames sociaux compassionnels (Le chef de gare, 2002, avec Peter Dinklage, autrement plus drôle dans Game of Thrones), des parodies (Austin Powers : L'Espion qui m'a tirée, 1999, avec Verne Troyer). 

GIGANTISME 

Il existe beaucoup moins d’acteurs géants que nains. Le catcheur Max Palmer (2m21) s’oppose à Johnny Weissmuller dans Killer Ape (1953) ; William Engesser (2m21), en loup-garou, terrorise les pin-up dépoitraillées d’un très loufoque nudie (Le Vampire érotique, 1962) ; Ed Wolff (2m24) enfile les semelles de plomb du Colosse de New York (1958) ; John Bloom (2m24) est défiguré chez Al Adamson (Dracula contre Frankenstein, 1969) et Wes Craven (La Colline a des yeux no2, 1986) ; John Aasen (2m28) donne la réplique à Harold Lloyd (Faut pas s’en faire, 1923) ; Tim Burton amplifie la taille de Matthew McGrory (2m29) dans Big Fish (2003) ; Eddie Carmel (2m30), surtout immortalisé avec ses parents dans un cliché étonnant de Diane Arbus, est le monstre au crâne en ogive du Cerveau qui ne voulait pas mourir (Joseph Green, 1959) ; Henry Hite (2m31), est radioactif dans Monster a-Go Go ! (1965) ; Lock Martin (2m31) revêt l’alliage métallique du robot du Jour où la Terre s’arrêta (1951) ; Sandra Elaine Allen (2m32) subjugue Fellini dans son Casanova (1976) ; l’Islandais Johann K. Petursson (2m34), fait l’homme préhistorique du très fauché Femmes sauvages (1950)… Ces carrières sont éphémères, limitées à quelques rôles de phénomènes de cirque, monstres de séries Z, aliens, robots et bigfoots. Les fêtes foraines et le catch leur sont plus lucratifs, domaines dans lesquels certains deviennent des stars. L’exception notoire est Richard Kiel (2m18) dont la carrière décolla avec Jaws, la brute aux dents d’acier cognant sur James Bond dans L'Espion qui m'aimait (1976). Preuve de son impact considérable, il réapparaît dans Moonraker (1979), du même Lewis Gilbert, secondant Hugo Drax (Michael Lonsdale). Kiel se fond dans l’esprit parodique des Bond joués par Roger Moore, comme il le fit jadis dans des épisodes noir et blanc des Mystères de l’Ouest, en homme de main et souffre-douleur de l’inversement proportionné Dr Loveless (Michael Dunn). Le succès lui vaut des participations dans des comédies d’action comme Mad Mission 3 (Tsui Hark, 1983) et le rôle-titre du space opera foutraque L’Humanoïde (Aldo Lado, 1979). Profitant de sa renommée, les distributeurs français exhument deux mois après la sortie de Moonraker, une bande fauchée de 1964, Les Créatures de Kolos (Hugo Grimaldi), dans laquelle il tombait dans le cliché lacrymal de l’alien &eac [...]

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