EN COUVERTURE : VAMPIRES : L’HEURE DU BILAN SANGUIN

La mise en ligne sur Netflix de la mini-série Dracula nous a amenés à nous poser de nombreuses questions. La figure du vampire est-elle toujours pertinente aujourd’hui ? Quel bilan tirer du traitement du mythe au cinéma depuis, disons, la saga Twilight ? La décennie qui s’ouvre promet-elle de nouvelles mutations ? Retrouve-t-on encore des traces des oeuvres classiques dans le genre à l’heure actuelle ? Voici quelques éléments de réponse.
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La décennie 2020 aura donc débuté sous le signe du vampire. Du 1er au 3 janvier, la chaîne de télé anglaise BBC diffusait la mini-série Dracula créée par Steven Moffat et Mark Gatiss. Soixante-douze heures plus tard, les trois épisodes accédaient à une distribution mondiale via la plateforme Netflix. Bon, le résultat ne restera pas dans les annales pour sa mise en scène, et la lumière est parfois hideuse – en particulier dans le premier volet, situé dans le château transylvanien du comte. Mais au niveau narratif, la série est souvent passionnante. D’abord, il est assez inouï de constater à quel point cette très vieille histoire (le roman de Bram Stoker est paru en 1897) a la vie dure, des générations de cinéastes n’ayant cessé d’y revenir. Pour en respecter la lettre et/ou pour en tordre les péripéties en fonction de l’air du temps et de leur propre inspiration.




L’ÉTERNEL RETOUR
Longtemps, en entendant le nom de Dracula, on a pensé soit à la théâtralité hypnotique et cotonneuse du long-métrage de 1931 avec Bela Lugosi, soit au côté « cinéma d’action » des productions Hammer, qui reconduisaient de film en film la perpétuelle baston Christopher Lee vs. Peter Cushing. Mais en cherchant de nouvelles idées, les réalisateurs ont fini par rouvrir les pages du livre fondateur, à tel point que le « retour au roman » est pratiquement devenu un sous-genre en soi. En fait, c’est Jess Franco qui ouvre le bal en 1969 avec Les Nuits de Dracula, dévoyant Christopher Lee dans une version clairement conçue en réaction à la Hammer. L’oeuvre obéit à une sorte de baroque austère, où le mythe est comme mis à plat pour en faire ressortir tout le lyrisme originel. Le titre international complet est sans ambiguïté : Bram Stoker’s Count Dracula. Suivront l’adaptation télé de Dan Curtis (Dracula et ses femmes vampires, 1974, avec un Jack Palance bestial et colérique), et les Dracula aux accents romantiques de John Badham (1979) et de Coppola (1992). N’oublions pas non plus le Dracula 3D de Dario Argento (2012), dont certains s’acharnent à penser qu’il vaut mieux que sa réputation de nanar stratosphérique. Certes, les acteurs secondaires sont épouvantables (Rutger Hauer, ouille, Asia Argento qui parle anglais, aïe), mais les personnages principaux (le prince des ténèbres et la jeune première) ne sont pas sans noblesse ni sans intensité. Et bien que ce soit un bel euphémisme de dire que les effets spéciaux ne sont pas à la hauteur, l’insistance sur les transformations animales du vampire est un pari audacieux, qui pourrait faire un jour apparaître le film comme une attachante tentative expérimentale. Après tout, l’omniprésence des insectes renvoie tout autant aux obsessions de l’auteur de Phenomena qu’à un des leitmotivs du roman. Moffat et Gatiss s’en sont d’ailleurs souvenu dans leur série.
Le Dracula BBC/Netflix commence ainsi par raconter une histoire bien connue. Un jeune clerc de notaire, Jonathan Harker, se rend dans un château isolé au fin fond de la Roumanie pour faire signer l’acte de propriété d’une demeure londonienne à un vieil aristocrate. Ce dernier, qui n’est autre que le comte Dracula, séquestre son hôte pour s’abreuver de son sang nuit après nuit, avant de le laisser pour mort. Mais Harker réussit à s’échapper de la forteresse, et tente d’alerter le monde que le vampire, désormais rajeuni et revigoré, s’est embarqué dans un port de la Mer Noire pour rejoindre la côte anglaise… Là encore, on est frappé par la persistance d’une image archaïque : le vaisseau maudit dont les cales abritent Dracula, ses cercueils, sa terre natale viciée et des centaines de rats contaminés, et qui avance dans le brouillard pour apporter une peste autant physique que morale. Moffat et Gatiss développent même cette péripétie davantage que dans toutes les versions antérieures, l’intégralité du deuxième épisode se déroulant à bord du rafiot. La mystérieuse disparition progressive de tous les membres d’équipage donne en effet lieu à une énigme policière assez plaisante, qui rappelle que le tandem doit une bonne partie de sa réputation à la série Sherlock. Puis, à la fin de ce second épisode, c’est le grand coup de force de la mini-série : Dracula parvient à mettre le pied sur le sol britannique, mais… à l’époque contemporaine ! Contre toute attente, le troisième et dernier volet se passe ainsi dans le Londres de 2020.
Cependant, cette subite modernisation n’est peut-être pas aussi arbitraire qu’elle en a l’air. D’une certaine manière, le roman de Bram Stoker était déjà la métaphore d’un passé lointain et arriéré issu de l’Europe orientale, venant saper et polluer le progrès triomphant d’un Occident qui – cela a souvent été noté dans les commentaires savants – s’enorgueillissait alors d’avoir récemment inventé le cinéma et la psychanalyse. Du coup, pourquoi ne pas sauter encore 123 ans de plus ? De fait, l’épisode 3 de Dracula s’avère très séduisant, de larges pans du roman (on retrouve la coquine Lucy Westenra et l’avocat véreux Renfield, ou plutôt son descendant) y étant astucieusement transposés à l’ère contemporaine, et greffés à une approche technologique. Le prince des ténèbres est en effet attendu de pied ferme par une fondation secrète, qui a construit un centre d’études ultra sophistiqué pour percer le secret des vampires. Le thème semble captiver Steven Moffat : en solo, il avait créé en 2007 la chouette série Jekyll, où une entreprise peu scrupuleuse traquait un clone du personnage-titre, toujours habité par son frère ennemi Mister Hyde. Et plus profondément, il y a sans doute quelque chose de très anglais là-dedans. Voyez le travail de Terence Fisher, qui était peut-être plus un cinéaste de science-fiction qu’un auteur gothique. Quand il a entrepris le premier Dracula made in Hammer en 1957, il s’est ainsi appliqué à évacuer une bonne part du folklore imposé par les films américains en noir & blanc pour, en un sens, rationaliser les mythes. Et 60 ans plus tard, il reste encore des traces de sa vision dans cette série, qui démontre une évidence : le vampire est une créature assez plastique pour pouvoir, à tout moment, déferler à nouveau sur les écrans. D’ailleurs, il n’était jamais parti.




LES MINORITÉS INVISIBLES
C’est l’histoire du parent pauvre qui finit par prendre toute la place. Au départ, c’est-à-dire dans le roman Je suis une légende de Richard Matheson, vampires et zombies se confondent. L’ouvrage est en effet centré sur le dernier survivant humain, dans un monde peuplé de créatures mutantes craignant la lumière du soleil, mais toujours douées de parole et de raison. La scission s’opère avec la révolutionnaire Nuit des morts-vivants de George Romero, qui invente un nouveau type de « non-mort », un cadavre ambulant animé par sa seule pulsion de dévoration. À brève échéance, le vampire tombe ainsi de son piédestal. Rien de plus logique : le zombie fonctionne par effet de masse, avec des hordes de monstres lents et idiots mais vainqueurs par le nombre, et cela se retrouve dans le volume de la production cinématographique et télévisuelle. Aujourd’hui encore, 20 ans après la spectaculaire relance du thème (28 jours plus tard, L’Armée des morts, Resident Evil, etc.), on ne compte plus les films consacrés aux zomblards et autres infectés. Certains payent même leur tribut à leur origine littéraire. Ainsi, le Stake Land de Jim Mickle (2010) a tout du film de morts-vivants, mais comme son titre l’indique, ses créatures sont des entités vampiresques qu’on élimine en leur plantant un pieu en bois dans le coeur.
Bien sûr, de purs films de vampires continuent d’être produits régulièrement, mais ils sont désormais minoritaires, à tous les sens du terme. De par le nombre, ils ne sont plus centraux comme naguère dans le cinéma fantastique. Et, comme les suceurs de sang agissent traditionnellement en solo ou en petit groupe, les histoires parlent elles-mêmes de personnages minoritaires. Ironiquement, c’est le même Romero qui ouvre la voie avec son chef-d’oeuvre Martin (1976) où la crise économique, la solitude et le fanatisme religieux poussent un jeune homme effacé à se persuader qu’il est un vampire… à moins qu’il en soit vraiment [...]

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