EN COUVERTURE : SCIENCE-FICTION LA SOMME DE TOUTES NOS PEURS

Le cinéma n’a pas attendu le réchauffement climatique pour faire son beurre sur les menaces existentielles pesant sur l’Humanité. Mais que se passe-t-il, pour le genre phare de l’imaginaire et de tous les possibles, quand la réalité le dépasse sur le terrain de l’alarmisme ? Tour d’horizon de la contre-attaque par la (science) fiction, des ricanements de Black Mirror aux mises en abyme vertigineuses de Westworld, en passant par toutes les nuances de pré-apocalypse.
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À l’origine, Charlie Brooker, le créateur de la série Black Mirror, est un petit rigolo. Ses recueils de chroniques (I Can Make You Hate et The Hell of it All) dessinent en creux l’image d’un gamer ciné et téléphage, branleur sur les bords, toujours à l’affût du bon mot pour synthétiser l’absurdité du programme commenté par ses soins. Sa première fiction d’importance, la série Dead Set, partait d’un high-concept aux allures de blague (une invasion zombie du plateau de l’émission de télé-réalité Big Brother). Le tout premier épisode de l’anthologie Black Mirror, L’Hymne national, repose entièrement sur la promesse d’une séquence-choc qui, formulée telle quelle, hume bon la potacherie… jusqu’à sa concrétisation. « Attention à ce que tu désires » : la maxime se voit couplée à l’expression radicale de la règle de base de la science-fiction, à savoir l’extrapolation d’un progrès technologique. Paradoxalement, les deux épisodes les plus décevants des deux premières saisons sont justement ceux qui versent le plus dans ce genre, à chaque fois dans des visions de mondes futuristes totalitaires. Quinze millions de mérites entend démontrer comment les systèmes économiques modernes finissent par absorber toute forme de contestation, mais l’épisode n’arrive jamais à dépasser le stade de la pure parodie. Le Show de Waldo tire à la ligne sur son déroulé scénaristique autour d’un gag parti trop loin, mais peut à la limite s’appréhender, avec le recul, comme une tentative de discussion assez visionnaire sur le processus de déshumanisation induit par la performance capture. Les terribles La Chasse et Blanc comme neige résument parfaitement la quintessence de la série, dans toute sa roublardise sadique : une heure durant, le show va se jouer de vous, vous froisser le muscle de l’ironie pour une durée indéterminée. Black Mirror est un pur produit de sale gosse, qui sait comment vous faire mal. Couronné malgré lui pape de la nouvelle SF, Charlie Brooker crie pourtant à qui veut l’entendre qu’il se contente d’appuyer sur des boutons de pression sociale. Il n’avait en aucun cas prévu un tel plébiscite, ni sa survie à rallonge et son enlisement qualitatif sur Netflix, pas même les négociations autour d’un remake américain du meilleur épisode de l’anthologie à ce jour, Retour sur image. Il avait encore moins prévu que le réel rattraperait sa fiction, à de multiples reprises, la plus hallucinante restant l’excavation d’une anecdote autour d’un bizutage universitaire du futur premier ministre David Cameron, rappel effaré du climax de L’Hymne national (1). Dans son ultime zapping annuel pour la chaîne BBC Two, Charlie Brooker’s 2016 Wipe, l’auteur met en scène, non sans cruauté, son ahurissement face au résultat du référendum en faveur du Brexit puis face à l’élection de Donald Trump. Il se trouvait dès lors, de son propre aveu, dans une impasse artistique face au débordement du réel, comme les auteurs des séries South Park ou Veep furent pris de court par l’arrivée de l’agent orange à la Maison-Blanche. La deuxième moitié des années 2010 fut ainsi marquée par la déviation du schéma narratif bien ordonné de nos civilisations modernes, tout comme le vaisseau spatial de croisière de l’excellente série Avenue 5 dévie de son cap et s’enfonce progressivement dans le chaos. Inévitablement, le deuxième genre à souffrir de ce changement de trajectoire, après la fiction politique, fut la science-fiction.




LE DEUIL QUI VIENT
Certes, Donald Trump a pu titiller l’imaginaire collectif avec des annonces aussi pétaradantes que la création d’une « Space Force » ou des promesses de voyages sur Mars dans des délais a priori fantaisistes, mais dans le même temps, il a nommé à la tête de la NASA un homme dont les compétences en la matière se limitaient à son expérience dans l’aéronavale. Certes, les programmes spatiaux extra-américains se multiplient, mais n’émulent pour l’instant que des blockbusters chinois impersonnels ou des machins comme l’indéfendable Mission Mangal de Jagan Shakti – vous pensiez qu’un film sur la NASA indienne pouvait se passer de bon gros nationalisme ou de séquences où les scientifiques dansent dans leur bureau ? Vous vous fichiez bien évidemment le doigt dans l’oeil jusqu’au coude. Mais la plus grande menace sur la science-fiction ne se contente pas de mettre en berne notre soif collective d’explorations des « nouvelles frontières » chères à Gene Roddenberry : elle ne concerne rien moins que la survie même de l’Humanité. La fameuse vérité qui dérange d’Al Gore. Le réchauffement climatique et son terrible cortège de prédictions anxiogènes fournissent leur lot de cauchemars à côté desquels la fiction contemporaine apparaît bien falote. En cas de menace, le monde du divertissement a pourtant toujours su se montrer réactif. La menace atomique avait eu les honneurs d’une refonte du docu-fiction avec, dans un premier temps, La Bombe de Peter Watkins (1966), puis le traumatisant Threads de Mick Jackson (1984). Dans une moindre mesure, le téléfilm Le Jour d’après de Nicholas Meyer (1983) apporta sa contribution en édifiant des millions de téléspectateurs américains. Dans les trois cas, le but recherché était d’alerter sur les répercussions d’une attaque nucléaire à l’échelle d’un territoire figé, sans rien cacher de la lente et douloureuse putréfaction de ses habitants. D’un pouvoir d’évocation similaire en son temps à celui du changement climatique, le trou dans la couche d’ozone infusa doucettement le cinéma indépendant américain. Les personnages de Hal Hartley l’évoquaient au débotté, entre deux considérations éthérées, dans L’Incroyable vérité (1989) ou Simple Men (1992), James Duval laissait « cinq ans, tout au plus » à la planète dans Totally Fucked Up de Gregg Araki (1993). Dans le tout bancal Highlander, le retour de Russell Mulcahy, Connor MacLeod participe à la construction d’un gros bouclier électromagnétique pour pallier l’absence de la couche d’ozone, plongeant la planète dans l’obscurité permanente – heureusement, la coucouche finit par se reconstituer, pendant que le récit tente vaille que vaille de greffer une sous-intrigue extraterrestre dans tous les sens du terme. Puis ce fut à peu près tout, en ces temps barbares où les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continu ne jouaient pas encore les caisses de résonance à l’infini. Le réchauffement climatique, grâce à une variété remarquable de facteurs, a quant à lui déjà sa propre dramaturgie, ses acteurs, ses bad guys, son public passif. Partant, la fiction se montre encore bien timide avec le sujet. Elle se disperse dans les cinq étapes du deuil, les mêmes évoquées par le top model français de la collapsologie, Pablo Servigne, quand il évoque la prise de conscience de l’inéluctabilité de l’effondrement.




LE DÉNI
Dans l’inconscient américain tel qu’il s’exprime dans sa fiction, l’écologiste se situe dans le cercle de l’enfer juste au-dessus du communiste, mais alors vraiment pas loin. Godzilla II roi des Monstres de Michael Dougherty (2019) en est le plus frappant exemple récent : côté humains, les bad guys paramilitaires sont clairement identifiés comme des écoterroristes radicalisés, qui vont eux-mêmes déclencher l’apocalypse en réveillant des créatures titanesques pour purger la Terre de la race humaine qui lui a tant fait de mal. Le film fournit ainsi un relai tangible à toutes les tentatives de diabolisation des discours écologistes, qui ne seraient que fantasmes de mort et de destruction, rhétorique très en vogue chez les éditorialistes conservateurs de Fox News ou dans la mouvance alt-right. Okja de Bong Joon Ho (2017) fait mine de s’aventurer dans une représentation tout aussi hasardeuse via le personnage [...]

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