En couverture n°280

Les Griffes de la nuit

Il n’a pas fini de hanter vos cauchemars : la formule est usée jusqu’à la corde, mais on ne saurait pourtant mieux dire de cette vieille crapule de Freddy Krueger, croquemitaine acéré d’un film qui a entièrement fondé le « slasher surnaturel » et qui n’a rien perdu de sa force pile 30 ans après sa sortie.
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Dans une usine délabrée aux allures de forges de l’Enfer, un étrange individu enfile des sortes de mitaines prolongées par des lames de rasoir affûtées. Il poursuit une jeune fille et finit par l’étreindre… quand elle se réveille soudain dans son lit, hurlante et en sueur. Ah, les rêves ! De ce procédé rebattu, qui permet d’introduire à bon compte une scène d’horreur dans un moment plat du récit, le réalisateur et scénariste Wes Craven va pourtant faire le moteur d’une oeuvre assez révolutionnaire. Distribué en 1984, Les Griffes de la nuit (A Nightmare on Elm Street de son titre original) imagine en effet un tueur n’existant que dans les cauchemars de ses victimes, même si ses forfaits se concrétisent dans la réalité. C’est ce que vont découvrir quatre camarades de lycée : ils se rendent compte qu’ils ont tous fait le même rêve la nuit précédente, avant qu’une fille du groupe soit littéralement massacrée sous les yeux de son petit ami. Bien éveillé quant à lui, il voit avec stupeur sa dulcinée être soulevée dans les airs et lacérée de toutes parts par une main invisible.

CEUX QU’ON N’ENTEND PAS

Si cette scène est très spectaculaire, notamment grâce à un effet de caméra mise à l’envers qui permet de voir la pauvre Amanda Wyss traînée au plafond, il y a des passages plus troublants dans Les Griffes de la nuit. Car une des grandes forces de Craven, c’est qu’il utilise deux types de songes bien distincts. Hé oui, il y a ceux où on se voit dans un décor inconnu, comme la chaufferie du tueur par exemple. Mais il y a aussi ceux qui se passent à l’endroit même où on s’est couché, ce qui est beaucoup plus déstabilisant quand on rouvre les yeux. Cette seconde catégorie, notre auteur l’exploite à fond, en tirant un des principes de sa mise en scène. D’ailleurs, la figure du croquemitaine est clairement assimilée au cinéma lui-même, puisqu’il apparaît souvent derrière une surface blanche évoquant irrésistiblement la toile d’un écran : le drap que son gant à rasoirs déchire dans les premières secondes du film, un pan de mur déformé par sa silhouette, la couette jusque sous laquelle il poursuit une victime… En tout cas, sa nature onirique permet d’éprouver les pouvoirs du 7e Art, « réel » et « rêve » pouvant se succéder par le biais d’un raccord d’apparence banale, voire au sein d’un seul et même plan. Une des plus belles scènes est ainsi celle, très simple, où le personnage joué par Heather Langenkamp est dans sa baignoire. À mesure qu’elle s’assoupit, la main du tueur émerge de l’eau entre ses jambes, puis y replonge quand la jeune fille est tirée du sommeil par sa mère qui frappe à la porte…

Toutes ces trouvailles montrent que Les Griffes de la nuit marque une étape décisive dans le genre. Petit récapitulatif. À l’orée des années 1970, le gothique en costumes finissant succombe sous les coups de boutoir de bandes agressives et ancrées dans le contemporain, telle La Dernière maison sur la gauche que réalise justement Wes Craven. Leurs innovations seront ensuite recyclées dans les slashers type Halloween et Vendredi 13, qui posent déjà un pied dans le fantastique en présentant des tueurs sans visage et presque abstraits. L’oeuvre qui nous intéresse ici n’en franchit pas moins un pas supplémentaire, en créant de toutes pièces le « slasher surnaturel », qui oppose les désormais traditionnels jeunes héros non plus à un psychopathe quasi fantomatique, mais bel et bien à une créature revenue de l’au-delà. Le carton au box-office engendrera d’ailleurs une foule de titres plus ou moins fauchés, taillés sur le même modèle – rappelez-vous les séries des Leprechaun et des Reeker, voire celle des Puppet Master. Cependant, la clé du succès a sans doute aussi tenu au fait que Craven est allé rechercher des ingrédients dans des domaines plus anciens. Les histoires de revenants, bien sûr, mais aussi un thème qui avait fait florès dans les années 50, à l’époque où les jeunes gens s’étaient mis à aller au drive-in sans leurs parents, et qu’on pourrait résumer ainsi : ces-adolescents-qu’on-n’entend-pas. Le gros souci des protagonistes des Griffes de la nuit, c’est en effet qu’ils ne peuvent guère convaincre papa-maman de l’existence d’un fou capable de les tuer par rêve interposé. De la même manière, dans la première version du Blob, un Steve McQueen encore imberbe se heurtait à des esprits obtus et condescendants, en essayant de faire admettre aux ploucs du coin que la ville était menacée par une masse gélatineuse d’origine extraterrestre.

DU SANG DANS LE GÂTEAU À LA CRÈME

Ce qui a néanmoins changé en 1984, c’est que la structure familiale est passée par les bouleversements de la libération des moeurs. À revoir Les Griffes de la nuit aujourd’hui, une des choses les plus frappantes réside ainsi dans l’acuité de la critique sociale que le cinéaste a parfaitement fondue dans son récit fantastique. Voyez seulement les parents des deux jeunes filles : tous sont au choix parti du foyer, démissionnaire, alcoolique, ou accaparé par son boulot pour ce qui est du flic incarné par le grand John Saxon. De ce point de vue, le coup de génie a sans doute été de situer l’action non pas dans quelque coin pluvieux de la Nouvelle-Angleterre, mais sous les palmiers d’une tranquille banlieue pavillonnaire de Los Angeles. Ce décor propret et sucré accuse par contraste la terrible réalité qui le mine de l’intérieur, illustrée au pied de la lettre par une séquence de rêve : devant gravir d’urgence l’escalier de la maison, l’héroïne s’embourbe soudain dans les marches, qui ont pris la consistance d’un gros gâteau à la crème ! Car celui que nous appelons « le tueur » depuis le début de cet article a bien un nom, connu de l’ensemble des personnages. Les plus jeunes en ont entendu parler dans une comptine évoquant un croquemitaine baptisé Freddy, sans se douter que les couplets se réfèrent en fait à une personne réelle. Un certain Freddy Krueger, assassin d’enfants brûlé vif par les habitants du quartier après qu’il avait été relâché suite à une erreur de procédure. Le bougre ayant apparemment trouvé le moyen de survivre dans les rêves d’autrui, ce « Cauchemar sur la Rue des Ormes » (traduction du titre original) racontera donc un retour du refoulé, celui des pulsions sauvages que la classe moyenne voudrait cacher sous le tapis. Craven profite d’ailleurs de la scène obligée dans le lycée pour glisser une véritable déclaration d’intentions : analysant une pièce de Shakespeare, la prof de littérature dit que les enfants se doivent de creuser dans les mensonges des parents afin d’exhumer la vérité. Bref, la loi du Talion appliquée puis déniée par les adultes retombe sur leur progéniture, sur laquelle le spectre au visage brûlé a décidé d’exercer sa vengeance.

Signe des temps, le remake transparent réalisé en 2010 par Samuel Bayer fera de Freddy un immonde pédophile qu’on a eu raison de lyncher, contredisant en cela totalement l’essence du film original. Il faut dire que les nombreuses suites (sept longs-métrages et deux séries télé entre 1985 et 2005) avaient poussé le bouchon un peu loin, transformant l’ami Krueger en un tueur bonhomme qui équarrit à tout va en lançant des calembours bien sentis. Même si la franchise a longtemps gardé une certaine tenue (nous avons notamment un bon souvenir du très bizarre Freddy 3 – les griffes du cauchemar de Chuck Russell, où revenait Heather Langenkamp), les histoires reposaient ainsi avant tout, comme dans les futurs Destination finale, sur les dispositifs délirants employés pour liquider des personnages d’ados de plus en plus inconsistants. Au contraire, le premier opus parvient à construire un équilibre assez miraculeux entre, d’une part, l’expression de délectation narquoise qui fera la popularité de notre Frédoche, et d’autre part, le fait qu’il reste quand même une ordure de la pire espèce. À vrai dire, son côté emblématique vient surtout de son traitement visuel, fondé sur quelques accessoires immédiatement reconnaissables par le public : son gant à lames de rasoir, bien sûr, mais aussi son chapeau-feutre tout aplati, et plus généralement, une silhouette qu’on retrouve dans chacune de ses transformations. Il est ainsi remarquable que dès la scène finale du premier film, un simple code couleur (les rayures vertes et rouges de son éternel pull-over mité) suffise à nous indiquer que nous sommes encore dans un univers parallèle onirique… Voilà qui prouve bien le talent d’un Wes Craven inexplicablement tenu en piètre estime par la presse spécialisée française, alors qu’il est pourtant l’auteur d’une oeuvre passionnante. Par exemple, à l’heure où les grands maîtres du fantastique se lanceront dans des entreprises réflexives débouchant sur une impasse (La Part des ténèbres de George Romero, L’Antre de la folie de John Carpenter, Le Festin nu de David Cronenberg), il réussira à tirer le meilleur parti de cette tendance, pour mieux relancer la machine horrifique. Les Scream, du moins le premier, établiront en effet une nouvelle mythologie en s’appuyant sur la connaissance encyclopédique du genre qu’ont dorénavant les spectateurs en entrant dans la salle.

LA SOMME DE TOUTES LES PEURS

Et puisqu’il s’agit ici de l’’anniversaire du premier opus, rappelons que le cinéaste avait soufflé peu avant les dix premières bougies de la franchise en réalisant lui-même le septième épisode, Freddy sort de la nuit (Wes Craven’s New Nightmare, sorti donc en 1994), qui poussait déjà la mise en abyme dans ses ultimes retranchements. Le jeu de miroirs entre réalité et fiction s’étend ainsi jusqu’à l’usine à rêves californienne : Heather Langenkemp joue son propre rôle d’ancienne actrice des Griffes de la nuit et voit son propre fils hanté par l’esprit du croquemitaine, dans des scènes annonçant clairement le Ring de Hideo Nakata. Car à mesure que se précise la mise en production d’une nouvelle aventure de l’assassin, celui-ci s’insinue de plus en plus dans les coulisses, voulant maintenant de vraies larmes et du vrai sang. Comme l’écrivait à l’époque Serge Grunberg dans Les Cahiers du cinéma : « Il s’agit d’une réappropriation de ce que Craven définit à juste titre comme le « phénomène Freddy » dont il a été dépossédé à la fois par le système hollywoodien et par des réalisateurs mercenaires qui, à force d’effets spéciaux grandiloquents et de complaisance envers ledit système, ont dénaturé ce personnage passionnant en une sorte de peluche pour enfants. ». De fait, notre auteur (qui joue lui aussi son propre rôle) épingle à la fois la transformation de Krueger en une sorte de Ronald McDonald de l’horreur et les campagnes menées alors contre des péloches accusées d’attiser la violence juvénile… avant de proposer une solution originale pour échapper à ce double piège. Tourner un film, seul réceptacle capable de canaliser et d’exorciser la part sombre qui existe en chacun de nous. Un final dantesque nous entraîne ainsi dans un Enfer à l’architecture antique, compilant l’ensemble des peurs qui ont tenaillé l’Humanité à travers toutes les civilisations successives, et dont Freddy est une des différentes incarnations. Ce long-métrage qui a très bien vieilli (mis à part quelques trucages numériques de première génération faisant très toc aujourd’hui) nous donne envie de voir Wes Craven, qui a eu 75 ans cet été, s’emparer une dernière fois de son personnage le plus célèbre.

Gilles ESPOSITO 

 

FREDDY GOES TO BOLLYWOOD

MAHAKAAL : THE MONSTER 

À la fin des années 80, la popularité de Freddy Krueger est telle qu’on le retrouve aussi bien à la télévision (la série Les Cauchemars de Freddy), que dans les bacs à disques (le single Are You Ready for Freddy ? des Fat Boys) et les linéaires des magasins de jouets où de nombreux produits estampillés « Elm Street » font le bonheur des kids (les parents, en revanche…). Il n’est donc pas étonnant qu’un certain cinéma indien toujours prompt à bafouer les lois du copyright (voir le slasher Wrong Number et sa scène calquée au plan près sur le prégénérique d’Urban Legend) décide de profiter à son tour de ce filon juteux par le biais de deux relectures officieuses intitulées Khooni Murdaa et Mahakaal : The Monster. Réalisée par Shyam et Tulsi Ramsay, cette dernière s’avère la plus connue, ne serait-ce que parce son méchant y exhibe le même gant iconique que celui porté par Robert Englund dans Les Griffes de la nuit. Entamé en 1988, mais terminé au début des années 90, Mahakaal : The Monster duplique la plupart des moments-clés du film de Wes Craven (le prologue dans la chaufferie, le beau gosse qui assiste, impuissant, au meurtre de sa petite amie, la camarade de classe dans la housse mortuaire) non sans lorgner sur certaines de ses séquelles, comme lors d’un meurtre sur matelas à eau directement issu du Cauchemar de Freddy de Renny Harlin. Le genre de pompage en règle qui provoque autant l’hilarité qu’une certaine gêne (même le thème de Charles Bernstein est plagié sans vergogne), tout en restant totalement… fascinant ! Ajoutez-y quelques séquences musicales folklorico-ringardes, un casting masculin adepte de la nuque longue et un sidekick tête à claques wannabe Michael Jackson, et vous obtenez l’un des remakes les plus improbables depuis Lady Terminator, photocopie féminine du Terminator de James Cameron commise en 1989 par H. Tjut Djalil. Si l’envie de juger sur pièces s’avère trop forte, sachez que Mahakaal : The Monster est disponible aux USA en DVD, mais également en streaming sur le Net. Pas sûr que cette dernière option soit tout à fait légale, mais vu la manière dont les frangins Ramsay pillent cyniquement le travail de leurs pairs, on n’a pas vraiment envie de crier au scandale…

J-B.H.

 

 

PORTRAIT

ROBERT ENGLUND

« J’ai tourné une scène d’amour avec Susan Sarandon, bon sang ! J’ai joué des scènes de combat avec Kris Kristofferson et Richard Gere. Je suis apparu dans beaucoup d’endroits très différents tout au long des seventies. J’ai tiré sur Burt Reynolds à bout portant, donc on peut dire que j’ai vu du pays. » Robert Englund aura beau s’échiner à défendre l’éclectisme de sa filmographie, les cinéphiles ne verront à jamais en lui qu’un seul et unique personnage : Freddy Krueger. 

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