En couverture n°279

Alléluia

Après l'éprouvante expérience Colt 45, Fabrice Du Welz réinvestit son propre cinéma en trouvant en un fait divers maintes fois adapté la matière à un accomplissement artistique total et viscéral.
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Soit, Alleluia n’est pas le remake des Tueurs de la lune de miel de Leonard Kastle, puisqu’il est en fait le dernier né d’une longue lignée d’adaptations d’une sordide et fascinante histoire criminelle qui a secoué les États-Unis au début des années 50 (cf. dossier page 36). Pourtant, considérer le nouveau film de Fabrice Du Welz à l’aune de ses prédécesseurs permet de constater que le réalisateur belge a tout de même signé le remake parfait en s’appropriant totalement une matière narrative préexistante et en la faisant sienne, corps et âme. Cette matière, il la transforme en l’odyssée sanglante de Gloria (Lola Dueñas) et Michel (Laurent Lucas). Elle est infirmère chargée de nettoyer les cadavres dans un hôpital et vit avec sa petite fille. Lui est un gigolo à la petite semaine qui envoûte de pauvres femmes via un site de rencontres afin de leur soutirer quelques deniers. Gloria sera l’une des victimes de Michel avant de le séduire à son tour. Embarqués dans une relation sauvage, les deux amants décident de continuer les arnaques de Michel mais passent à la vitesse supérieure en trucidant leurs victimes...

À l’aune de la filmographie de Fabrice Du Welz, on comprend aisément ce qui a fasciné le cinéaste dans « l’affaire des tueurs de la lune de miel ». Comme dans Quand on est amoureux c’est merveilleux (son court-métrage), Calvaire et Vinyan, il est ici question d’un amour tellement absolu qu’il conduit à la folie et la mort. Toutefois, un « détail » scénaristique d’Alleluia montre à quel point ce dernier fait figure d’aboutissement dans la quête de Du Welz : si, dans les précédentes œuvres du réalisateur, l’amour souffrait d’une déchirure liée à une absence (celle d’un partenaire dans Quand on est amoureux..., d’une femme dans Calvaire et d’un enfant dans Vinyan), dans Alleluia, il explose d’un trop plein d’émotions en raison d’une rencontre fusionnelle à l’extrême. En clair, l’éternel solitaire des films de Fabrice Du Welz a enfin trouvé l’âme sœur (la femme disparue de Calvaire ne s’appelait-elle pas... Gloria ?). Et à l’évidence, cette réunion ne pouvait déboucher que sur un déchaînement cinématographique total.

Ainsi, tout Alleluia porte en lui une rage sourde et un amour sauvage, qui semblent aussi bien venir de personnages dont l’union sera le point de départ d’une apocalypse intime que d’un metteur en scène brûlant, lui, de s’unir à nouveau à un art qu’il a cru devoir abandonner (cf. interview). Cette matière incandescente contamine le film et lui apporte une cohésion dans le trop-plein, une cohérence dans l’extrême, qui autorisent Fabrice Du Welz à cheminer sur la voie de la folie avec une insolente facilité. Une facilité qui n’a pas toujours été l’apanage de son cinéma, puisque si Calvaire et Vinyan constituaient des expériences sensorielles ultra maîtrisées, les deux œuvres étaient handicapées par des protagonistes aux trajectoires inabouties (le dernier acte de Calvaire ressemblait à un aveu d’impuissance narratif quant à la direction finale à apporter au récit, et Vinyan, entre une exposition magnifique et une conclusion dévastatrice, ne parvenait pas à offrir un vrai voyage mental à son héroïne). Miraculeusement, Alleluia propose un équilibre parfait où l’accomplissement total des personnages est scruté par une caméra à la fois libre et précise, qui sait laisser aux comédiens l’espace nécessaire pour investir le film de leur puissance, sans pour autant s’empêcher de tordre la forme à l’extrême pour l’accorder au fond. D’où des audaces stupéfiantes, que ce soit en matière de photographie (la granulosité ici jusqu’au-boutiste du 16 mm devient un protagoniste à part entière, comme si la folie des héros contaminait l’image) ou de scénographie, à l’instar de cette incroyable séquence de comédie musicale mélancolique bifurquant en plan fixe vers le gore chirurgical à glacer le sang. En parvenant avec Alleluia à s’offrir plus de liberté et un peu moins de technicité, Fabrice Du Welz déploie un cinéma accompli dont la radicalité organique propulse l’intensité narrative vers des sommets insoupçonnés. Que ce soit lors de l’exploration hallucinée d’une boîte de nuit de province ou d’un sabbat incantatoire signant la naissance d’un amour primal, le long-métrage se nimbe d’une grâce putrescible qui plonge le spectateur dans un entre deux mondes inconfortable et fascinant, coincé à la frontière d’un réel morne et d’un onirisme ancestral, né des racines du plus beau et destructeur des sentiments. 

Car là est le tour de force final et total d’Alleluia : avoir su faire du sujet du film le film en lui-même, avoir fait d’un fait divers rabâché par le 7e Art un bloc de cinéma dont chaque facette (visuelle, sonore, thématique) renvoie toujours le même reflet : celui de la quête d’un absolu qui ne peut souffrir la médiocrité du quotidien. L’imperfection émotionnelle des œuvres de Du Welz mentionnée plus haut est donc ici balayée par un bouillonnement constant, celui du cœur de Gloria, femme esseulée comme tant d’autres, mais qui lorsqu’elle voit passer une – fausse – promesse de bonheur, décide de s’en saisir avec un désespoir magnifique pour transformer le simulacre en un amour authentique, quitte à devoir marier de force Éros à Thanatos afin de décupler l’intensité de moments forcément fugaces. Alleluia doit ainsi beaucoup à la naïveté féroce de Lola Dueñas qui, entre crises puériles, furie dévorante et détresse déchirante, véhicule toute la noire candeur d’un film d’une ravageuse sincérité. Face à elle, Laurent Lucas fait à nouveau merveille dans l’inaction magnétique, avec cette vacuité maîtrisée qui était aussi sienne dans Calvaire, où il était déjà le réceptacle impuissant des fantasmes d’autrui. Leur couple trouve a l’écran une complémentarité sans laquelle Alleluia ne serait pas totalement lui-même. Les voir fascinés par celui formé par Humphrey Bogart et Katharine Hepburn dans African Queen rappelle que l’amour parfait n’existe peut-être que dans les romances de celluloïd, et que le vrai, celui qui se heurte sans cesse à la complexité inextricable des faiblesses et errements humains, ne peut déboucher sur un happy end. Pourtant, la passion impossible de Gloria et Michel est dorénavant, elle aussi, à jamais gravée sur pellicule. Tout comme celle de Fabrice Du Welz.


Laurent Duroche 



INTERVIEW

Fabrice Du Welz

Réalisateur, coscénariste et producteur


C’est dans un troquet montmartrois que Fabrice Du Welz nous a parlé de son petit dernier, Alleluia. Entretien passionné avec un cinéaste délicieusement volubile, qui s’apprête à décoller pour Los Angeles afin de signer un vigilante movie pour le producteur de Drive



Quelle est ta relation avec les Ardennes pour vouloir faire une trilogie sur cette région ?

C’est surtout l’environnement lui-même qui m’intéresse, je m’en fous des Ardennes. En fait, quand j’étais jeune, j’ai été mis en pensionnat dans les Ardennes profondes, et ça marque un jeune garçon prépubère. Mais je veux surtout faire une trilogie autour de Laurent Lucas et d’un thème qui m’est cher, qui est l’amour fou.

C’est en effet une constante dans tes films. Pourquoi ce sujet t’obsède-t-il ? 

Écoute, je ne sais pas, je ne l’intellectualise pas. En fait, j’aime surtout la possibilité de creuser un terrain de jeu intéressant pour des acteurs, et l’inscrire dans quelque chose que je peux essayer de transcender. Après, je suis tout à fait disposé à partir sur des films de commande, pour pouvoir revenir ensuite à ça. Maintenant que je suis un peu plus mature, je comprends qu’il y a un truc qui me plaît dans l’aliénation amoureuse, dans le dérèglement amoureux. Il y a là-dedans quelque chose de fataliste, inexorable, et très beau. C’est un romantisme gothique. Et puis, à travers ça, tu peux traiter les obsessions des femmes, des hommes, le fait qu’ils s’aimantent constamment sans jamais être pleinement satisfaits ou heureux ensemble. C’est l’intersection entre la quête d’absolu et le fait d’être toujours rattrapé par ses pulsions que je cherche et qui me plaît beaucoup, en tout cas d’un point de vue cinématographique.

Ton amour de l’amour fou rend évident ton intérêt pour le cas des tueurs de la lune de miel. Tu as un rapport particulier à cette histoire et à ses diverses adaptations cinématographiques ?

C’est vraiment un concours de circonstances. À l’époque de Vinyan, je dînais dans un festival à côté de Yolande Moreau, et je lui ai dit : « Yolande, tu es une comédienne de génie, je le pense vraiment, et je veux faire un film avec toi. ». Elle me répond : « Mais vas-y ! ». Et la même semaine, j’ai revu Carmin profond d’Arturo Ripstein (1996, l’une des adaptations du fait divers des tueurs de la lune de miel – NDR). Et j’ai pensé que je tenais un sujet en or. Si Ripstein ancre le sujet dans son Mexique natal, pourquoi je ne ferais pas la même chose dans ma Belgique à moi ? Une Belgique d’un réalisme magique, bien sûr, vu que je ne suis absolument pas un cinéaste réaliste. J’ai donc écrit le scénario avec mon camarade Vincent Tavier puis, plus tard, avec Romain Protat, et quand on a proposé le script à Yolande, elle a décliné. Pour plein de raisons, notamment la violence. Entretemps, je suis parti sur un autre film, et quand je suis revenu, je n’avais plus de casting. Pour moi, les tueurs de la lune de miel, c’est juste un écrin. Je trouve l’histoire fascinante, ce fait divers a passionné les surréalistes... C’est quelque chose d’universel, une vraie tragédie, un peu comme une pièce de théâtre que [...]

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