En couverture : Il était une fois... Lovecraft

L’un des auteurs les plus influents de l’Histoire du fantastique est aussi le plus compliqué à adapter à l’écran. C’est tout le paradoxe de l’oeuvre de H.P. Lovecraft, dont les écrits fascinent réalisateurs, illustrateurs et créateurs de jeux depuis des décennies. Le très excitant Color Out of Space de Richard Stanley, projeté ce mois-ci en ouverture du PIFFF, nous a semblé être l’occasion rêvée pour discuter avec des artistes ayant tenté de matérialiser l’univers du Reclus de Providence. Richard Stanley donc, mais aussi Christophe Gans, Brian Yuzna, Frédérick Raynal, François Baranger, le duo Justin Benson & Aaron Moorhead ainsi que Guillermo del Toro reviennent pour nous sur leur rapport au père de Cthulhu. Des confessions complétées par une sélection de 10 films dont l’obédience lovecraftienne tient parfois de l’évidence, et parfois du détail de prime abord microscopique, mais finalement tout à fait cosmique…
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INTERVIEW 
RICHARD STANLEY RÉALISATEUR & SCÉNARISTE
Grand amateur de Lovecraft, le réalisateur de Hardware et Le Souffle du démon a signé il y a peu Color Out of Space, tiré de la nouvelle La Couleur tombée du ciel. Depuis les contreforts des Pyrénées où il habite, il nous livre les secrets d’une adaptation fidèle, qui pourrait bien être la première pierre d’une trilogie inspirée du maître de Providence.


Vous êtes un grand fan de Lovecraft depuis vos plus jeunes années. Pourquoi adapter La Couleur tombée du ciel en particulier ?

Je crois que j’ai commencé à imaginer cette nouvelle à l’écran quand j’avais environ 13 ans. En effet, même à cet âge, j’avais conscience qu’il suffisait seulement d’investir une ferme, l’histoire étant centrée sur une famille de paysans infectée par la menace extraterrestre. C’est plus simple qu’un récit situé en Antarctique comme Les Montagnes hallucinées, ou au fond de l’océan comme L’Appel de Cthulhu.


La nouvelle pose cependant un défi de taille : le texte décrit la couleur du titre comme totalement inconnue, et indescriptible…

Bien sûr, nous ne pouvions pas montrer une couleur entièrement nouvelle, hélas. Nous nous sommes donc rabattus vers les limites extrêmes du spectre visuel humain, c’est-à-dire les ultraviolets et les infrarouges. Si vous mélangez ces deux tons, cela donne une sorte de couleur magenta, et nous avons utilisé celle-ci pour les créatures de la ferme. De la même manière, nous avons inclus dans la bande-son des ultrasons et des infrasons, qui dépassent la gamme auditive humaine mais peuvent être perçus par les animaux. Dans le score musical de Colin Stetson et dans le design sonore en général, il y a des fréquences tellement hautes que nous ne pouvons plus les entendre. Et à l’inverse, certaines basses sont si profondes qu’elles sont imperceptibles à l’oreille, même si vous les ressentez au niveau de votre diaphragme. Je crois en effet que des effets secondaires affectent notre corps quand nous interférons inconsciemment avec quelque chose que nous sommes incapables d’identifier ou d’interpréter, comme une entité issue d’une autre dimension. Dans la réalité, vous sentiriez aussi des odeurs étranges. C’est bien sûr impossible à reproduire au cinéma, mais je l’ai suggéré avec le personnage de Nicolas Cage qui jette tous ses vêtements au sale. Cela indique que l’entité extraterrestre dégage sans doute une odeur très doucereuse ou amère.


Pour faire place à ces ultraviolets et infrarouges, vous avez dû aménager l’ensemble de la photo du film ?

Ouais, complètement. À cause de ce que je disais, il n’y a aucun rouge ni violet dans toute la première partie du film, à l’exception de quelques détails comme les rubans dans la chevelure de la fille. Pour le reste, le design visuel du monde normal est assez gris. Par exemple, les vêtements du personnage de Nic Cage et de sa famille sont dans des nuances de gris, ou des bleus légers. Nous avons en effet laissé l’arrivée de la « couleur tombée du ciel » dicter le surgissement de tons psychédéliques très forts et très chauds. De la même manière, la bande musicale commence de façon très traditionnelle, avec du piano, avant de devenir quelque chose de complètement psychédélique. J’espère que cela reflète la manière dont Lovecraft construisait chacun de ses récits comme un crescendo dans la démence. Il est célèbre pour ne jamais montrer ses monstres et créatures indescriptibles, mais à un moment ou un autre, il en vient toujours à les dévoiler. La plupart de ses textes finissent ainsi dans une écriture totalement hystérique, dont nous avons essayé de trouver un équivalent visuel. C’est clair que la seule issue possible à une histoire lovecraftienne est soit la mort, soit la démence.

Les transformations physiques de la famille font penser au film Society de Brian Yuzna…

Si un film m’a influencé, c’est The Thing de John Carpenter. Pour moi, il reste le plus grand film de monstre de tous les temps, qui rend la monnaie de sa pièce à l’Alien de Giger. The Thing est aussi le long-métrage dont l’atmosphère se rapproche le plus de l’univers de Lovecraft, même s’il est en fait adapté d’un autre auteur, John W. Campbell. Pour revenir à votre question, plusieurs nouvelles de Lovecraft voient les membres d’une famille subir des mutations et devenir inhumains, au point qu’ils doivent être enfermés dans le grenier ou dans une grange. C’est le cas avec L’Abomination de Dunwich et aussi La Couleur tombée du ciel. (ATTENTION, SPOILERS) Dans ce dernier, la mère est la première à devenir folle, bientôt suivie par un de ses fils. Ils sont donc enfermés tous deux dans le grenier, où ils se mettent à dialoguer dans une langue extraterrestre. Cependant, à un moment de la préparation du film, j’ai senti que le scénario n’était pas encore assez choquant. Alors que j’étais dans une chambre d’hôtel au Canada, j’ai ainsi cherché un moyen d’aggraver les choses de manière exponentielle. J’ai alors décidé que la mère et son plus jeune fils allaient non seulement muter, mais aussi fusionner pour devenir une unique mutation, dotée de huit membres, comme une araignée. Toutefois, c’était juste une extrapolation de choses déjà écrites par Lovecraft. 



C’est ce thème de l’effondrement familial qui vous a intéressé dans la nouvelle ?

(ATTENTION, SPOILERS) Je crois qu’il prend tout son sens maintenant, l’Humanité faisant face à la possibilité d’une extinction globale. Par ailleurs, alors que je connais très bien le travail de Lovecraft – je dors toutes les nuits avec un jouet Cthulhu –, j’ai moins l’habitude des familles nucléaires américaines. Pour moi, le défi du film consistait à prendre une famille à la Spielberg… pour l’annihiler. Car dans l’univers de Lovecraft, il n’y a aucune possibilité de secours ou d’évasion. Personne ne viendra jamais sauver les personnages à la dernière minute, personne ne trouvera jamais un moyen de combattre les Grands Anciens. Tout au long de la création du film, il était donc clair que nous devrions tuer la famille entière, y compris les enfants, et qu’aucun animal n’en réchapperait, ni le chien, ni le chat, ni les alpagas. Je crois que c’est une des raisons pour lesquelles ce long-métrage a mis autant de temps à se faire. L’arc dramatique, qui est inhérent à la fiction lovecraftienne, est complètement anti-hollywoodien. C’était donc une décision courageuse de la part de la société de production SpectreVision que d’aller de l’avant avec ce projet. Nous savions tous que, eh ouais, nous devrions faire mourir l’intégralité des personnages principaux.


Combien de temps a pris la concrétisation du projet ?

Le scénario est resté en suspens, sous diverses formes, pendant environ dix ans. Curieusement, j’ai d’abord essayé de situer le film dans le Sud de la France, là où je vis. Le premier jet du script était moitié en anglais, moitié en français, car il parlait d’une famille anglophone qui achetait une ferme pour y élever des alpagas. Il y avait beaucoup d’humour, basé sur le fait qu’ils étaient incapables d’alerter les autorités. Seule la mère parlait français, et comme elle était la première à être affectée par la météorite, son fils échouait à obtenir de l’aide. Or, nous n’avons jamais pu lever de l’argent dans d’autres pays, et j’ai donc pensé un moment à déplacer l’action au Canada, dans le Québec francophone. En fait, c’est seulement quand le projet est tombé dans l’escarcelle de SpectreVision, avec Nicolas Cage en vedette, que nous avons ramené l’histoire aux États-Unis, là où se déroulait la nouvelle. Ironiquement, le film tel qu’il existe se situe dans le Massachusetts, bien qu’il ait en fait été tourné au Portugal.


La performance de Nicolas Cage est impressionnante, dans l’expression du basculement dans la folie…

Je crois que Nic a restauré ma foi en Hollywood. Il a accompli un boulot incroyable sur Color Out of Space, surtout en comparaison des autres acteurs principaux avec qui j’ai travaillé par le passé. L’approche de Nic est très différente : il m’a fait savoir des semaines à l’avance à quels moments il voulait improviser, même les plus dingues. Du coup, rien de ce qui était enregistré par la caméra n’était imprévu. De plus, il balançait une énergie incroyable dès la première prise. Ainsi, le plan était en boîte dès la deuxième ou troisième prise, très rarement au-delà. Je n’avais guère l’habitude de cela : dans mes expériences passées, tout le processus était ralenti par la présence de la star. À l’inverse, Nic apporte une dose extraordinaire d’énergie et d’inspiration, poussant les autres acteurs et l’équipe à travailler plus dur. Grâce à lui, nous avons même terminé le tournage avec un jour d’avance. En outre, il a un tempo comique incroyable. Je mettrai d’ailleurs davantage de ses prestations dans les scènes alternatives du DVD, car je veux que le public voie les variations qu’il a brodées sur un tas de séquences. J’étais absolument ravi de travailler avec lui, et j’espère qu’il va continuer longtemps à tourner trois films par an, car c’est une grande joie d’observer son jeu.


Un autre personnage étonnant est le vieux hippie qui habite une cabane près de la ferme…

Ouais, il fait partie des quelques éléments du film qui ne sont pas issus de la nouvelle originale. En fait, ce personnage d’Ezra est étroitement basé sur un gars que j’ai connu, ici dans les Pyrénées. C’était un vieux hippie qui, dans les années 80-90, habitait près d’une montagne appelée le Pic de Bugarach. Il avait enregistré sur bande audio des bruits dont il disait qu’ils venaient d’extraterrestres se déplaçant sous sa maison. Ces enregistrements sont même passés à la télévision nationale française, et cela a poussé les gens à croire que des aliens vivaient à l’intérieur de la montagne. La rumeur, devenue incontrôlable, a fini par causer un mouvement d’hystérie collective en 2012, au point que l’armée française a dû déclarer la loi martiale dans la zone entourant Bugarach. Bref, j’ai emprunté ce personnage à la vraie vie, même s’il me rappelait une autre nouvelle de Lovecraft, Celui qui chuchotait dans les ténèbres.


Le personnage du scientifique, qui se fait raconter les événements a posteriori dans la nouvelle, est également modifié…

Oui. Le narrateur de la nouvelle est un hydrologue venu sur place pour effectuer une étude en prévision de la construction d’un barrage. Il porte donc la voix de l’auteur, ce qui m’a poussé à le baptiser Ward Phillips. Ward fait référence à un autre texte, L’Affaire Charles Dexter Ward, et Phillips n’est autre que le nom de jeune fille de la mère de Lovecraft. Cependant, nous devions aussi nous débrouiller avec les problèmes posés par les récits de Lovecraft. Comme ils ont été écrits dans les années 1920 ou 30, ils recèlent des vues politiques qui ne peuvent être défendues ou blanchies, comme des éléments de misogynie ou de racisme. Dès le départ, j’ai donc su que la voix de l’auteur devrait être incarnée par un acteur noir. Ward Phillips est le premier diplômé noir de l’Université de Miskatonic, et il assurera bien sûr le passage de relai avec les films suivants.



Oui, vous envisagez de tourner deux autres adaptations de Lovecraft, toujours pour le compte de SpectreVision…

Comme Color Out of Space a eu un succès suffisant et a récupéré son budget, les gens de SpectreVision sont prêts à continuer. Ainsi, je suis actuellement en préproduction pour une adaptation de L’Abomination de Dunwich. Et si ce second film a un succès encore plus grand, nous en ferons un troisième. Pour ce dernier, je dois garder le secret, mais si je vous dis que la série doit devenir de plus en plus apocalyptique, vous pourrez sans doute deviner de quelle nouvelle il s’agit. Cependant, L’Abomination de Dunwich fait déjà un grand pas dans cette direction apocalyptique, et c’est donc parfait pour commencer à déployer la mythologie de Cthulhu. Mon adaptation sera l’occasion de montrer le Necronomicon, et aussi de retourner sur le campus de l’Université de Miskatonic pour la première fois depuis Re-Animator. L’Abomination de Dunwich a déjà donné lieu à deux films, interprétés tous deux par Dean Stockwell pour une quelconque raison. Ce n’était hélas pas très bon, et il y a donc de la place pour une nouvelle version.


Nous avons un bon souvenir du film réalisé en 1970 par Daniel Haller…

Il est pas mal, mais il a peu de rapports avec la nouvelle originale. Notamment, Dean Stockwell ne ressemble pas à Wilbur Whateley. Il est donc temps que la famille Whateley prenne vie à l’écran. Cette série ne sera pas constituée de suites directes, chaque film devant être autonome. Pour autant, je me sens dans l’obligation de livrer des adaptations fidèles, car je ne veux pas niquer les nouvelles de Lovecraft. Bref, ce ne sera pas la version Marvel du cycle de Cthulhu.

PROPOS RECUEILLIS PAR GILLES ESPOSITO. 





INTERVIEW BRIAN YUZNA RÉALISATEUR, PRODUCTEUR & SCÉNARISTE
Auteur du complètement timbré Society, Brian Yuzna a produit ou réalisé à lui seul un bon tiers des adaptations officielles de Howard Phillips Lovecraft avec la trilogie Re-Animator, From Beyond : aux portes de l’au-delà ou encore Dagon. Cette figure emblématique de la série B a accepté de revenir sur sa relation complexe avec le père de Cthulhu, auquel il prêtait les traits de Jeffrey Combs dans son anthologie Necronomicon


Comment avez-vous découvert Lovecraft ?

Je me souviens avoir connu Lovecraft presque toute ma vie. Ses histoires faisaient partie de mon paysage, tout comme celles d’Edgar Allan Poe ou Bram Stoker. Adolescent, je n’ai pas beaucoup lu Lovecraft. J’ai essayé, mais ce n’était pas aussi captivant pour moi que Stoker. Chez ce dernier et chez Poe, vous aviez une histoire très claire, baignant dans une atmosphère macabre. Chez Lovecraft, suivre le récit pouvait être très difficile. Aussi, quand les choses devenaient vraiment intéressantes, le héros avait tendance à s’évanouir, ou quelque chose comme ça ! (rires) Donc ça ne m’a pas vraiment attiré plus que ça quand j’étais jeune. Dans les années 1970, il y avait un groupe de rock’n’roll qui se faisait appeler « Lovecraft », et je me suis quand même rendu compte à quel point ce nom était cool. Pour être honnête, je ne me suis vraiment penché sur ses écrits qu’après le tournage du premier Re-A [...]

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