En couverture : Cyberpunk
En 1984, William Gibson a accouché de son premier roman, Neuromancien, dans ce qu’il décrit comme une « panique animale aveugle ». Panique de devoir répondre à la commande de son éditeur, de passer de la nouvelle au format supérieur en un an. Panique d’ennuyer son lecteur, panique d’être ringardisé par l’accomplissement artistique que fut le Blade Runner de Ridley Scott sorti deux ans plus tôt, qui initia l’une des douze réécritures tétanisées du manuscrit. Gibson se prend ici de plein fouet la principale gageure de la science-fiction : son obsolescence programmée. Le risque de passer pour un pignouf si les prédictions et spéculations tombent à côté de la plaque, et de se retrouver avec des objets aussi croquignolets que le Running Man de Paul Michael Glaser, ode involontaire au Spandex et à la vulgarité, les irrattrapables Megaville de Peter Lehner, Circuitry Man de Steven Lovy (et sa suite), Nemesis d’Albert Pyun (et sa suite), ou encore le franchement hilarant Hackers de Iain Softley, sa direction artistique de carnaval, son casting hébété atrocement dirigé, son incompréhension manifeste de sa propre toile de fond technologique. Les images de synthèse cauchemardesques des deux films Le Cobaye, ou la représentation visuelle d’Internet dans Johnny Mnemonic (adaptation d’une nouvelle de William Gibson) servent à jamais d’avertissement dans toutes les boîtes d’infographie qui se respectent un minimum : rien ne vieillit plus vite que l’innovation du moment. Il faut accoucher d’un univers suffisamment cohérent pour que le récit survive harmonieusement. Peu importe que le Los Angeles de 2019 ne ressemble pas à celui où Rick Deckard chasse les Réplicants, qu’il ait fallu sept versions pour que Ridley Scott parvienne à un résultat satisfaisant à ses yeux : visuellement, Blade Runner fait partie de cette catégorie de films touchés par la grâce, que même un rip VHS avec de l’eurodance en bande-son ne pourrait totalement saloper. Pour incarner au mieux le monde de Neuromancien, William Gibson emprunte au William S. Burroughs du Festin nu et au J.G. Ballard de La Foire aux atrocités la technique du « cut-up ». Soit le découpage du récit en fragments réagencés de façon à créer un rythme propre, syncopé, et au final haletant. On plonge dans cet univers futuriste sans en connaître le moindre code, en se raccrochant à des bribes de repères le temps de reconstituer le puzzle. Le livre façonne sa propre grammaire, et une fois celle-ci assimilée, le voyage décoiffe toujours autant et n’accuse qu’un élément daté, pas vraiment dommageable : le sabir rastafarien du pilote Maelcum – Gibson n’était pas prescient au point de deviner que 30 ans plus tard, la mention du terme « Babylone » renverrait immanquablement au Problemos d’Éric Judor. Neuromancien pose les bases du genre cyberpunk, autour desquels ses excroissances cinématographiques ne cessent de graviter.
LE PUNK
Né musicalement à New York et socialement en Angleterre, sur le terreau du chômage de masse et de l’industrialisation – de masse également –, le mouvement punk se veut une alternative anticonformiste à la standardisation des sociétés qui l’abritent, à la marchandisation du rock et à la dilution des luttes contestataires à l’arrivée des années 1980. Le genre s’étend jusqu’au Japon, dans la foulée des combats d’extrême gauche qui ont cinglé le pays dans la décennie précédente, et engendre en 1982 un film manifeste, précurseur de l’esthétique cyberpunk : l’incroyable Burst City de Gakuryû Ishii, du temps où ce dernier se prénommait encore Sogo. Le réalisateur applique les méthodes du cut-up au montage de ce prolongement des obsessions thématiques et formelles de son Crazy Thunder Road. D’authentiques musiciens de la scène punk viennent ici donner de la voix dans des performances scéniques possédées, balancées dans une urgence atomique, préludes à des affrontements avec des forces de l’ordre techno-fascistes. La tension esthétique monte petit à petit, pour s’achever dans un maelstrom de surimpressions, de fusions colorées hallucinées auxquelles la version restaurée sortie il y a peu par Arrow rend glorieusement justice. En ressort l’image d’un peuple en colère, qui trouve dans l’expression de la musique live une échappatoire indispensable à la gouvernance (en 2001, Ishii se focalisera essentiellement sur la matière musicale furibarde dans le savoureux Electric Dragon 80.000 V). Le cyberpunk transforme la mouvance punk en lumpenprolétariat de ses mégapoles futuristes. Les déclassés de films comme Hardware, Upgrade, Alita: Battle Angel, Tank Girl, Elysium, Chappie ou même les aliens de District 9 sont ses héritiers directs, condamnés à vivre dans les marges d’une société qui ne veut pas d’eux. Dans le meilleur des cas, ils animent une Zone Autonome Temporaire, selon la définition donnée par l’essayiste Hakim Bey dans son ouvrage éponyme. un espace affranchi de règles, s’accommodant des restes dans un esprit insurrectionnel, entre le squat nomade et la version postmoderne de la piraterie – ce qui explique qu’on y trouve autant de hackers. Dans le pire des cas, ils servent de chair à canon, voire de nourriture littérale ou figurée aux dominants, des aliens de Dark City aux vieux croutons de Freejack. Dans le pire du pire des cas, à savoir le RoboCop 3 de Fred Dekker, le script de Frank Miller opère la trahison ultime, au gré de laquelle l’OCP, la corporation de la saga noyautée dans le volet précédent par une milice, recrute in fine les punks de la ville pour aller casser du squatteur.
LE JAPON
Lorsque le lecteur découvre Case, le héros de Neuromancien, celui-ci vivote dans les bas-fonds de la ville japonaise de Chiba, où il cherche à échapper aux hommes de main lancés à ses basques. Il faut encore une fois louer la prescience de William Gibson, qui a senti que l’urbanisme nippon ferait un terreau idéal pour le cyberpunk. En 1986, Shigeru Izumiya sort en éclaireur Death Powder, où une Réplicante contamine les loubards qui la séquestrent dans un entrepôt. L’envie de jouer avec des restes pas très frais de Blade Runner et Burst City cache tout juste la misère. Il faut attendre la fin de la décennie pour que les graines semées par Sogo Ishii accouchent d’un vrai fruit barbare, un choc cinématographique comme il y en a peu dans une vie de cinéphile. Tetsuo de Shinya Tsukamoto fusionne homme et métal dans un objet expérimental, organique et barbare, à faire passer les scènes d’autoréparation du premier Terminator pour une bluette. Ce microbudget, shooté à l’arraché durant un tournage d’un an et demi d’une intensité insoutenable, prolonge les mutations du manga Akira d’une furie cauchemardesque, va au-delà des agressions sensorielles du cinéma expérimental japonais des années 1980. La démence du film va jusqu’à contenir sa propre critique métatextuelle, dans des inserts ironiques à la limite du découpage stroboscopique accompagnés d’une musique sirupeuse, ou dans des lignes de dialogue répétées de façon absurde. Les personnages hantent les rues, les décharges, les couloirs insalubres du métro pour y hurler leur rupture du lien social. Cette esthétique de terrain vague irriguera le cinéma japonais frondeur des années à venir, avec comme apogée délibérément grotesque le Dead or Alive III de Takashi Miike, solde de tout compte du cyberpunk nippon indépendant. Trois ans après le film original, la séquelle Tetsuo II: Body Hammer creuse plus profondément ce rapport à une urbanité grotesque, qui ne peut que rendre ses habitants complètement fous. S’y développe en parallèle une amorce de discours sur l’érosion du modèle patriarcal, où les fils ne peuvent corriger les erreurs tragiques du père que dans une spirale de violence, là aussi passablement ironique. La conclusion tardive de la trilogie, Tetsuo: The Bullet Man (2009), perd de son âme et de son mojo au fil d’une narration plus linéaire, plus prévisible – un comble ! L’impavidité de son acteur principal, Eric Bossick, n’aide pas vraiment à faire avaler la pilule amère des premières séquences de transformation de son salaryman falot. Le réalisateur semble confesser la désuétude du style qui le fit connaître, et sa peine à renouveler son imagerie, faute d’un budget digne de ce nom. Sorti quelque temps après les explorations viandardes du genre que furent Meatball Machine, The Machine Girl et surtout le cintré Tokyo Gore Police de Yoshihiro Nishimura, ce dernier tour de piste donne même l’impression d’arriver après la bataille. Mais pour qui saura passer outre ces défauts (y compris la diction anglaise hésitante de Tsukamoto himself), The Bullet Man révèle néanmoins quelques plans dignes d’intérêt, et un morceau final bien rentre-dedans signé Nine Inch Nails. À l’opposé esthétique des Tetsuo, Mamoru Oshii opte pour une représentation infiniment moins viscérale du croisement homme-machine dans ses deux longs-métrages d’animation Ghost in the Shell et Ghost in the Shell 2: Innocence. Dans les deux films, des criminels aux motivations légitimes prennent possession d’enveloppes corporelles pour mener leurs plans à bien, dans des mises en abyme audacieuses des enjeux éthiques d’une Humanité augmentée. Dans les deux films, les compositions musicales de Kenji Kawai ajoutent plusieurs couches de gravité à des images sublimes, et le sens menace de nous échapper derrière la sidération. Si son travail de synthèse des deux films et des mangas de Masamune Shirow dans un même objet ne démérite pas, la version live action de Ghost in the Shell signée Rupert Sanders frappe surtout par la rigueur de sa direction artistique, sa capacité à figurer l’entièreté et la complexité d’un ensemble urbain composite – une qualité majeure qui se retrouvera dans Blade Runner 2049, sorti la même année. La ville est également le terrain de jeu privilégié du foutraque 964 Pinocchio de Shozin Fukui, queue de comète du premier Tetsuo aux airs de happening déviant : à de multiples reprises, ses personnages font les zouaves en pleine rue passante, à la consternation voire à l’agacement manifeste de certains badauds. Le film s’épanche surtout dans un domaine abordé de façon plus fugace dans la trilogie de l’homme-métal.
LE SEXE
Le père de Tetsuo II: Body Hammer flinguait son épouse en plein acte sexuel, des chibres métalliques déboulaient dans le premier film sans crier gare, et le personnage titre de 964 Pinocchio est un robot sexuel qui n’arrive pas à honorer sa fonction, faute d’avoir l’âge mental requis. Le rapport à la nudité dans Ghost in the Shell passe au second plan une fois que le principe de passer de corps en corps est entendu – dans le second volet, les meurtres sont accomplis par des robots sexuels dont l’origine est au coeur de la résolution de l’intrigue. Et pour aller encore plus loin dans l’interprétation à travers l’un des plus fameux héritiers des films d’Oshii, il est tout à fait possible d’appliquer une lecture purement sexuelle à la trilogie Matrix, avec laquelle la transition de ses autrices vers le genre féminin entrerait fatalement en résonance. Sous le sabir informatique, il n’est pas très ardu de déceler des allusions à peine voilées, de voir dans les corps entravés de multiples tuyaux des enveloppes charnelles abusées, sans parler de la façon dont les forces de la matrice cherchent à pénétrer dans Zion. Les scènes les plus décriées du deuxième film, Matrix Reloaded, se justifient de facto, de la rave party/ partouze géante, montée en parallèle avec une scène de sexe entre Néo et Trinity, jusqu’à la confrontation avec le Mérovingien et sa compagne moulée de cuir rouge Perséphone, qui n’offrira son aide à nos hérosqu’en échange d’un baiser passionné. Ce qui pourrait passer pour des digressions malvenues respecte dans les faits un aspect fondamental du roman Neuromancien : une charge érotique inattendue qui s’impose dès que la mercenaire Molly Millions reconnecte le héros de William Gibson à la matrice. La séquence trouve un double négatif des plus troublants dans une scène hallucinante du mal aimé Repo Men de Miguel Sapochnik. Après avoir démastiqué de l’homme de main à la douzaine, les personnages de Jude Law et Alice Braga se retrouvent dans une salle d’opération où le repo man « récupère » tous les implants artificiels de sa dulcinée dans un ballet sensuel, où les vêtements s’arrachent pour laisser le scalpel découper la chair. De façon encore plus gratuite, les velléités érotomanes d’un pur produit de vidéoclub comme Deathline de l’inénarrable Tibor Takács ne manquent pas de surprendre. Ce techno-thriller d’espionnage autant fasciné par les codes de la Guerre froide que par les poitrines féminines dénudées a comme apogée une scène irrésistible où un Rutger Hauer désoeuvré est attaqué par trois femmes nues, avant de régler la situation à coups de bourre-pifs « à l’ancienne », pour rester poli. En vertu de la fameuse « règle 34 » en vigueur sur le World Wide Web, il faut considérer que dès qu’une interface est créée, elle sera utilisée dans un cadre sexuel, comme nous le confirme Richard Stanley en interview. David Cronenberg ne le formulait pas autrement dans son précurseur Vidéodrome, où le personnage de James Woods ne s’offusque même pas d’être taxé de pornographe. Sortis dans la foulée, Brainstorm de Douglas Trumbull et Dreamscape de Joseph Ruben voient inévitablement les projections psychiques de leur scénario dévoyées vers des usages fantasmatiques. Il s’en faudra d’une réalisatrice, Kathryn Bigelow, pour que le procédé soit poussé dans ses derniers retranchements, avec une radicalité traumatisante. Si la direction artistique de son Strange Days accuse un petit coup de vieux, son récit gigogne, dont les articulations narratives n’ont peut-être jamais été aussi pertinentes qu’aujourd’hui, et l’utilisation de son innovation technologique à des fins dramatiques, lui donnent le statut mérité de chef-d’oeuvre. L’intrigue tourne autour du SQUID, un appareil capable d’enregistrer des instants précis, sensations physiques incluses. Évidemment, les clips pornos pullulent, avec un champ des possibles sensoriels inédit. Le film ne s’arrête pas en si bon chemin. Un tueur/violeur en série fait parvenir des clips de ses victimes au héros, et Bigelow assène dès lors une scène parmi les plus terribles jamais tournées dans un blockbuster américain. L’assassin ligote sa victime et lui fiche un SQUID sur le crâne, relié au sien, pour qu’elle ressente toutes ses sensations pendant qu’il la viole et l’étrangle en même temps. Difficilement soutenable, la séquence n’en est pas moins indispensable pour son renversement de perspective hallucinant, explosion façon puzzle de la notion de male gaze. Kathryn Bigelow n’est pas souv [...]
Il vous reste 70 % de l'article à lire
Ce contenu éditorial est réservé aux abonnés MADMOVIES. Si vous n'êtes pas connecté, merci de cliquer sur le bouton ci-dessous et accéder à votre espace dédié.
Découvrir nos offres d'abonnement