En couverture : Ceci est mon gore

Pour célébrer cette nouvelle année, et dire adieu à la saison cinématographique la plus frustrante depuis la création de ce magazine, nous avons décidé de nous payer une petite cure d’épouvante, et de nous intéresser à une sous-catégorie particulièrement malade du genre. Élevée au rang d’art par David Cronenberg, la body horror a remué quelques estomacs et infecté quelques esprits en près d’un demi-siècle d’existence. Mais elle s’est aussi aliéné la critique et le grand public, et a bien trop souvent été considérée comme un caprice underground. Retour sur un mouvement artistique hardcore, où les abominations sont avant tout intimes…

L’horreur est, selon notre bon vieux dictionnaire, liée à un sentiment violent de dégoût, d’aversion, de répulsion à la vue ou à l’idée d’une chose affreuse. Un tueur en série qui brandit une machette pour trancher le bras d’une de ses victimes, c’est clairement de l’horreur. Un vampire qui plante ses canines dans le cou d’une jeune femme, c’est aussi de l’horreur. Un gros chien baveux qui dévore son maître, c’est toujours de l’horreur. Dans ces situations typiques, l’élément répulsif reste extérieur : il s’agit d’une menace concrète, dont les méfaits sont accomplis dans un cadre bien défini. Le sous-genre de la body horror se distingue justement par son approche subjective et presque métaphysique, poussant le spectateur à revoir sa propre anatomie sous un nouveau jour. Une infection qui se propage dans les entrailles d’un personnage, le ronge de l’intérieur et finit par guider ses actes ? Voilà un exemple caractérisé de body horror. Une automutilation ? Body horror. Une mutation irréversible, une altération génétique, ? Body horror également. 

OBSESSIONS ORGANIQUES
Certes, la body horror trouve ses racines dans le roman Frankenstein de Mary Shelley, en particulier dans son acte central donnant la parole à la créature, prisonnière de sa propre chair déliquescente. Certains spécialistes considèrent également certains films de lycanthropes (en particulier Hurlements de Joe Dante et Le Loup-garou de Londres de John Landis au début des années 1980) comme des représentants du genre, ne serait-ce que pour leurs douloureuses séquences de transformation. Toutefois, l’expression « body horror » n’est utilisée pour la toute première fois qu’en 1983, dans l’essai Horrality – The Textuality of Contemporary Horror Films de Philip Brophy. Le journaliste emploie le terme pour décrire l’approche esthétique du récent The Thing de John Carpenter en comparaison d’Alien de Ridley Scott, dont la scène du chestburster a changé à jamais le cinéma d’horreur grand public. Plus tôt dans le texte, Brophy utilise le mot « corps » une vingtaine de fois pour évoquer le cinéma de David Cronenberg, et n’hésite pas à placer Scanners comme le « body movie » ultime. L’écrivain, qui réalisera dix ans plus tard le gorissime Body Trash, vise juste : Cronenberg est et restera le grand prêtre de la body horror. S’il subit à ses débuts le mépris de la presse et les attaques des associations chrétiennes, le réalisateur de Chromosome 3 extrait progressivement le genre de son ghetto, et finit par l’élever au-dessus de tout soupçon critique avec La Mouche et Faux-semblants. Ce dernier, un drame passionnel dix fois primé aux Genie Awards (les Oscars canadiens), se clôt tout de même sur une éviscération pratiquée entre frères jumeaux, lesquels sont trop drogués pour se souvenir qu’ils ne sont pas siamois… « C’est vraiment dur d’expliquer pourquoi je suis aussi attiré par tout ce qui touche au corps » admet Cronenberg dans le numéro 58 de Mad Movies. « Mais je crois qu’il est normal en tant qu’artiste d’aller voir ce qui se passe là où personne ne va. Il faut regarder au-delà de la surface. Les choses qu’on ne montre qu’à grand-peine et qui sont pourtant très accessibles sont les parties internes de notre corps. Tout jeune, j’ai été extrêmement surpris par la réaction des gens face à leur corps, et aux manifestations de celui-ci – le sang par exemple. On a beau être faits comme ça, on a tendance à trouver ça dégoûtant, repoussant. On ne cherche généralement pas à savoir ce qu’il y a en nous. » Dans une autre interview, Cronenberg émet l’idée d’organiser un concours de beauté alternatif, récompensant les plus beaux poumons et les plus belles rates. Selon un certain point de vue, ça se tient !

RENDEZ-VOUS MANQUÉS
Connue pour son mépris du cinéma d’horreur, la France se montre étonnamment réceptive à l’imagerie mise en avant par David Cronenberg. Baby Blood d’Alain Robak peut être considéré comme appartenant au genre de la body horror, tout comme Mutants de David Morlet, Dans ma peau et Ne te retourne pas de Marina de Van et bien sûr Grave, dont la réalisatrice Julia Ducournau a été marquée à vie par le monologue de Jeff Goldblum sur la politique de l’insecte dans La Mouche. Dans son Canada natal, Cronenberg inspire son propre fils Brandon (Antiviral, Possessor) mais aussi John Fawcett (Ginger Snaps) et Vincenzo Natali (Splice). Aux États-Unis, on peut citer Lucky McKee (May), Kevin Kölsch & Dennis Widmyer (Starry Eyes), Mitchell Lichtenstein (Teeth) et James Gunn (Horribilis), qui tous apportent leur pierre à l’édifice organique de la body horror. Le Japon n’est pas en reste, avec les coups de boutoir punks de Shinya Tsukamoto et les corps malmenés du manga et de la japanimation, d’Akira à Parasyte en passant par les oeuvres de Yoshiaki Kawajiri (La Cité interdite, Ninja Scroll). Mais en dépit de réceptions critiques souvent enthousiastes et de sélections dans les festivals de fantastique du monde entier, quasiment aucune de ces péloches n’aura réussi à attirer le public en masse dans les salles. Explorant sans doute trop frontalement des terreurs viscérales universelles, la body horror semble condamnée à alimenter les étagères des accrocs du culte, loin des regards mainstream. Tous les exemples récents semblent le confirmer, de Grave (moins de 150.000 entrées France, alors qu’il en méritait cinq fois plus) à La Région sauvage d’Amat Escalante (13.000 entrées). Pour survivre à Hollywood après l’échec d’Horribilis (13 millions de dollars de recettes monde pour un budget de 15), James Gunn a lui-même dû passer « à l’ennemi », et abandonner l’espoir de revenir un jour à des délires gore. Mais qui sait, avec le renfermement sur soi-même que nous venons de vivre et la peur d’un virus destructeur ancrée en chacun de nous, il n’est pas interdit de croire que le genre aura droit à un nouveau sursaut de créativité dans les années à venir…

A.P.





COUPLES EN CRISE
CHROMOSOME 3 DE DAVID CRONENBERG, 1979 
POSSESSION D’ANDRZEJ ZULAWSKI, 1981 
BUG DE WILLIAM FRIEDKIN, 2006

Magie du cinéma, de l’inconscient collectif ou hasard absolu ? Certaines idées semblent flotter dans l’air et inspirer des artistes que rien ne rassemble a priori. Ainsi de David Cronenberg et d’Andrzej Zulawski, comme l’a relevé Nicolas Boukhrief en entretien à l’occasion de la récente sortie en version restaurée, chez Le Chat qui fume, de Possession : à la fin des années 1970, les deux cinéastes font face chacun de leur côté à de douloureuses séparations, et rédigent en catharsis deux films semblables en de nombreux points. Des femmes y mettent fin à la relation les unissant au père de leur enfant, donnent l’impression d’être sous la coupe d’un gourou charismatique, se réfugient en réalité dans une solitude qui leur permet d’accoucher de créatures monstrueuses et meurtrières. En apparence, deux exercices de réparation d’ego blessé, qui se révèlent bien plus tortueux dans leurs tenants et aboutissants. David Cronenberg pousse le vice jusqu’à affubler le personnage de Samantha Eggar de traits de personnalités de son ex-épouse, Margaret Hindson. Il la place sous la terrible férule d’un psychiatre d’opérette, spécialiste autoproclamé des mécanismes de la rage, qui prend un plaisir visible à pousser ses victimes à bout. Dans le rôle, la performance d’un Oliver Reed visiblement éméché, tenant à peine debout, annonce l’effroi de la révélation finale. Le gourou ne maîtrise en réalité absolument rien. En fait de victime, l’ex-femme du héros se révèle bourreau tout en froide détermination, à la tête d’une portée bâtarde. Le message est cristallin : sans son mari, la femme ne peut que muter atrocement et engendrer des monstres à la chaîne, des créatures asexuées et informes qui s’attaquent en priorité aux femmes de l’entourage du protagoniste principal. Ce dernier peut, non, doit étrangler son ex-compagne pour libérer le monde de cette horreur, protéger sa fille, et enfin recommencer sa vie sereinement. La mise en scène de ce climax a eu, selon les dires de David Cronenberg, un effet puissamment thérapeutique. Tel ne fut bien évidemment pas le cas pour Margaret Hindson et leur fille Cassandra…



Le cas Possession s’avère encore plus retors. Andrzej Zulawski venait non seulement de se faire larguer par sa muse, l’actrice polonaise Malgorzata Braunek, mais il était en outre banni de Pologne suite à l’arrêt de la production de son film de science-fiction, Sur le globe d’argent. Il rédige la première version de Possession à New York, en écriture automatique, balayant d’un revers de la main les propositions absurdes du producteur Dino De Laurentiis, qui refuse in fine d’engager le moindre dollar sur cette histoire d’une « femme qui baise un poulpe », selon le pitch sibyllin formulé par Zulawski. Celui-ci convainc une jeune productrice française, Marie-Laure Reyre, de donner vie à son script dans une ville de Berlin encore séparée par le Mur. Le voilà au plus près du soviétisme qui l’a rejeté, dans un geste de provocation évident. Plein d’une énergie négative, entre l’autodestruction et cet état de concentration extrême qui le caractérisait, il manipule sa star, Isabelle Adjani, la pousse toujours plus loin, lui fait exprimer des émotions qu’elle ne soupçonnait même pas, devant l’oeilleton de son compagnon d’alors, le directeur de la photographie Bruno Nuytten. Face à elle, Sam Neill est totalement délaissé par le réalisateur ; il canalise toute sa frustration et sa colère dans une performance à peine moins possédée que celle de sa partenaire. Le personnage du gourou, campé par un Heinz Bennent rappelant les éclats de Klaus Kinski dans L’Important c’est d’aimer, passe dans un premier temps pour un mâle alpha, bagarreur, ultra sexué, aux mouvements insaisissables : il sera vite rappelé à l’ordre par l’abomination qui couve. Quatrième acteur principal à part entière, le monstre designé par Carlo Rambaldi est une énorme déception à sa réception, un phallus de plastique que Zulawski et son fidèle cadreur Andrzej J. Jaroszewicz tentent de dissimuler sous des couches de gel et de produits alimentaires. Il n’est de toute façon qu’une étape de transition, un embryon parasite qui se nourrit de sexe et de sang, entre le vampire, l’incube et le jumeau maléfique. La figure du double, grand classique du cinéma de Zulawski, n’a jamais été aussi évidente qu’ici : une renaissance où le traumatisme a été enfin digéré sous un calme patelin, hypocrite et sournois. L’absence de passion, la tranquillité comme la pire des trahisons.


Un quart de siècle plus tard, Bug de William Friedkin prend le contrepied de ses camarades en relatant la destruction d’un couple par son rapprochement fusionnel. Peter (Michael Shannon), un militaire déserteur qui aurait subi des expérimentations à son corps défendant, exerce un ascendant psychologique graduel sur Agnès (Ashley Judd), polytoxicomane jamais remise de la disparition de son fils. Shannon avait rôdé sa performance dans la pièce de théâtre originale ; le film de Friedkin lui permet d’en faire exploser l’horreur viscérale, à mesure que son corps se dégrade sous l’effet de ses automutilations. Absente des radars depuis le début des années 2000, Ashley Judd lui donne la réplique de manière exemplaire, et ne démérite pas dans un rôle bien moins spectaculaire. Le script et la mise en scène manient les ellipses comme des armes de distraction massive, le rythme s’emballe dans des proportions délirantes, les sévices corporels deviennent de plus en plus insoutenables, la folie furieuse des dialogues parvient à asseoir le complotisme comme une maladie virale. Vilipendé à sa sortie par quelques critiques qui renâclaient face à sa radicalité et lui reprochaient un dernier acte grotesque, Bug n’apparaît hélas que plus pertinent à l’heure où de plus en plus de couples liés à la mouvance QAnon concluent leur croyance par un passage à l’acte homicide.

F.C. 





ENTITÉS INSIDIEUSES
THE THING DE JOHN CARPENTER, 1982
PARASYTE: PART 1 & DE TAKASHI YAMAZAKI, 2014 & 2015

Si la body horror telle que conçue dans la sphère cronenbergienne décrit l’impact de la psyché sur le corps qui l’abrite, elle s’applique aussi à la mainmise d’une volonté étrangère sur un corps non consentant. Le thème classique du body snatcher, héritage du roman L’Invasion des profanateurs de Jack Finney, qui bascule dans l’horreur corporelle dès qu’on l’agrémente d’une bonne dose de transformation physique. Une fois l’hôte contaminé, il ne reste plus qu’à profiter du spectacle : mutations, carnages… Mais les subtilités affleurent dès qu’on approfondit la nature exacte de la contamination. Dans The Thing, John Carpenter s’empare d’un concept de pure science-fiction (sa « chose » imite les formes de vie avec lesquelles elle entre en contact et en conserve la mémoire dans son ADN ; mais combien de planètes a-t-elle visitées ?) pour le faire basculer dans l’indicible lovecraftien, avec des visions que l’esprit tristement humain de ses scientifiques polaires peine à appréhender (inutile de s’appesantir sur le travail de Rob Bottin et son équipe : presque 40 après, c’est toujours d’une perfection au-delà des mots). Dès lors, pour celui qui se sait inviolé par l’entité inquisitrice, la paranoïa est de mise : l’autre est potentiellement l’ennemi.



La contamination dresse une barrière entre les corps et les esprits, aucun compromis n’est possible, les rapports humains ne le sont plus, et la possibilité de faire société s’effondre. Six ans après la sortie du chef-d’oeuvre de Carpenter, de l’autre côté du Pacifique, le mangaka Hitoshi Iwaaki approfondit le concept avec Parasite, sorti en France en 2002 chez Glénat. Ses envahisseurs sont des serpentoïdes qui s’emparent du cerveau humain et modifient la structure corporelle de leur hôte, qui se fond dans la masse tant qu’il ne déclenche pas ses capacités offensives via une déstructuration de l’anatomie humaine au rendu visuel saisissant (dont le concept doit BEAUCOUP au film de Carpenter). Le défi des deux adaptations cinéma réalisées par Takashi Yamazaki (Dragon Quest: Your Story) était de ne pas laisser les images de synthèse annihiler la physicalité du concept, et à ce titre, son diptyque vieillit étonnamment bien. Ce qui permet à la thématique centrale d&rs [...]

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