Dossier Zombie

La sélection à Cannes de deux films de zombies signés Jim Jarmusch et Bertrand Bonello sonne-t-elle le glas d’un genre horrifique suralimenté ces 15 dernières années ? Annonce-t-elle sa mutation vers d’autres formes de monstruosités ? Quand il n’y a plus de place en enfer, les morts envahissent-ils les marchés du film et les festivals ? Plongée dans les entrailles du monstre totem de notre époque.
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En 2019, un scénario où les personnages n’auraient vu aucun film de mort-vivant souffrirait d’un énorme problème de crédibilité. Depuis 2004, les films de zombies règnent sans partage sur le bestiaire du cinéma d’horreur avec pas moins de 300 titres produits sur cette seule année, toutes nationalités confondues, quand bien même la prédominance en la matière reste sans contestation américaine. Soit plus du double de l’intégralité de la production morte-vivante depuis ses origines en 1932, et la sortie du White Zombie de Victor Halperin (cf p. 32). Une domination d’autant plus surprenante que les autres monstres du bestiaire classique ne survivent pas aux problèmes d’attention et de concentration du troisième millénaire. Les vampires ont le plus grand mal à se remettre de leur relecture mormone par la saga Twilight, le Dark Universe de la Universal a démarré et finira vraisemblablement avec La Momie, mais les zombies, eux, sont toujours là, gilets jaunes indélogeables de toutes les strates du cinéma, des tréfonds de l’exploitation aux blockbusters à plusieurs centaines de millions de dollars de budget en passant par le cinéma d’auteur. Ils sont même dans Game of Thrones, c’est dire. Parmi le peu d’études consacrées au sujet, des statistiques facétieuses et un tantinet orientées font coïncider les pics de sorties zomblardes avec les mandats de présidents américains affiliés au parti républicain, ou avec les périodes durant lesquelles l’Amérique est en guerre. Mais 1/ l’Amérique est TOUJOURS en guerre, 2/ un nombre vertigineux de films de zombies ont été produits sous Barack Obama, 3/ les entrelacs de courbes statistiques peuvent parfois se révéler autant sujets à l’interprétation que la figure même du zombie. Cet animal militant malgré lui, récupérable à merci, a valeur des symboles qu’on veut bien y projeter, tantôt pur ennemi à abattre, reflet monstrueux de nous-mêmes, ou prolétariat vengeur dont se protège l’élite survivante. Comme toute figure archétypale du cinéma d’horreur qui se respecte, il trahit les trouilles sociétales du moment, avec d’autant plus d’efficacité que là où la plupart des récits d’horreur se limitent géographiquement à un espace reculé, le zombie se propage comme un virus au taux de contagion maximal. Il s’impose comme le monstre de la globalisation, d’un monde à ciel ouvert où le mal se transmet d’un continent à l’autre en quelques heures. Il est le monstre définitif, révélateur de l’impuissance de l’espèce humaine à endiguer un phénomène destructeur à l’échelle planétaire. Il est la fin du monde connecté et civilisé, le retour à l’état sauvage. Pour comprendre comment il en est arrivé à ce stade, il faut toujours en revenir à son père spirituel, l’homme qui l’a détourné du folklore vaudou haïtien pour lui donner sa stature contemporaine, le grand George Romero.




LES DEUX TOURS
La Nuit des morts-vivants (1968), non content de faire sortir de terre un genre à part entière avec sa redéfinition totale d’une figure et de ses codes, se pose en caisse de résonnance des tensions raciales et des contestations étudiantes aux États-Unis. Les multiples métaphores de Zombie (1978) sur la société de consommation ont été poncées dans tous les sens. Le Jour des morts-vivants (1985) joue à la fois sur l’opposition entre science et aveuglement idéologique, sur l’humanisation de la menace, et sur les dérives du fameux complexe militaro-industriel, contre lequel le président Dwight Eisenhower mettait le peuple américain en garde dans son discours de fin de mandat en 1961. Personne ne s’amuserait aujourd’hui à nier l’impact fondateur de cette trilogie originelle, à contester ses articulations discursives frondeuses, mais à l’époque, le cinéma d’horreur – et plus encore son pendant gore –, ne suscitent que le rejet des instances du 7e Art, de la critique au pouvoir politique via son bras armé : la censure. En France, Zombie est ainsi interdit pendant cinq ans. L’ancêtre de la Commission de classification des oeuvres cinématographiques se vautre dans le contresens et estime que le film établit une distinction entre hommes et sous-hommes que l’on jubilerait à massacrer… Romero et Fulci sont remisés aux oubliettes de l’Histoire, en compagnie forcément douteuse de la cohorte de productions B à Z qu’ils ont inspirée, de la vieille Europe à la jeune Amérique. Il faut attendre patiemment la lente et laborieuse réhabilitation du cinéma de genre dans les années 1990 et 2000 pour que la trilogie de George Romero soit reconnue à sa juste valeur par ses contempteurs d’hier, ses soupçons de fascisme effacés. Pour entériner cette reconnaissance, 2004 voit débouler en salle L’Armée des morts, un remake de Zombie à l’efficacité redoutable… et sans l’once d’un discours sur la société de consommation, quand bien même le décor principal est toujours un supermarché. Assez peu étonnant quand on sait que son réalisateur Zack Snyder se revendique comme l’un des plus grands fans de la penseuse Ayn Rand, chantre du capitalisme le plus sauvage possible, dont il rêve toujours aujourd’hui d’adapter le roman La Source vive de façon un peu plus virile que King Vidor avec Le Rebelle. Son unique commentaire politique se glisse en entame de générique, quelques secondes après sa mémorable introduction sur le départ de la contamination : une séquence fugace, de quelques secondes à peine, montre une prière dans une mosquée bondée, suivie de flashes de cadavres et de morts-vivants. L’effet de montage, léger comme du Snyder, établit ces images comme des menaces égales et s’inscrit dans un air du temps qui donnerait raison à la censure française des années 1980. George Romero, lui, s’en revient aux zombies l’année suivante avec Land of the Dead, où il oppose un politicard va-t-en-guerre réfugié dans une tour à la population morte-vivante, massacrée sous le coup de son ingérence. Là aussi, le propos est d’une limpidité cristalline, peut-être même trop pour qui s’attend au petit commentaire gauchiste doudou de tonton George. Dans les deux films, l’impact sidérant du 11 septembre se fraie immanquablement une place dans l’inconscient des spectateurs, au travers de deux visions qui ne p [...]

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