Dossier : Très chasse
"La vie est l’apanage des puissants, elle se doit d’être vécue par eux, et prise par eux. Les faibles de ce monde n’existent que pour le bon plaisir des puissants. Je suis l’un d’eux, pourquoi ne pas en profiter ? Si mon désir est de chasser, pourquoi ne pas l’assouvir ? Je chasse la lie de l’humanité : les marins des navires de commerce – des lépreux, des Noirs, des Chinois, des Blancs, des métisses. Un pur sang ou un chien de chasse vaut plus que la plupart d’entre eux. »
- Mais ce sont des hommes, dit Rainsford avec vigueur.
- Précisément, répondit le général. C’est là toute leur utilité. Tel est mon bon plaisir. Ils sont doués de raison, d’une certaine manière. C’est ce qui les rend dangereux. »
Ces quelques lignes, scabreuses à souhait, nourrissent depuis près d’un siècle un genre cinématographique à part entière et ses multiples succédanés : le film de chasse à l’homme. Le premier représentant de cette longue lignée dégénérée naît presque par accident. Pendant les longues pauses causées par le fastidieux processus d’animation de la créature-titre de leur King Kong, Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack trompent leur impatience comme ils le peuvent… et mettent sur pied un nouveau projet ex nihilo. Cooper dégotte la nouvelle The Most Dangerous Game de Richard Connell (dont est bien sûr tiré le dialogue ci-dessus), Schoedsack confirme son potentiel, le script s’écrit et le film se tourne dans la foulée pour un budget trois fois moindre que celui nécessaire à la création de leur singe géant. Fay Wray et Robert Armstrong sont débauchés du casting de King Kong, les décors sont réutilisés. L’émulation fonctionne dans les deux sens : tel plan de Zaroff s’enfonçant dans le brouillard se retrouvera dans une scène de King Kong tournée ultérieurement. Les Chasses du comte Zaroff sort en 1932, six mois avant l’arrivée du grand Kong sur les écrans, et surtout deux ans avant l’instauration du très puritain Code Hays. Non contents de préparer le public à voir une Fay Wray assaillie en petite tenue,
Cooper, Schoedsack et son coréalisateur Irving Pichel multiplient les sous-entendus sexuels dans les dialogues, transforment le général cosaque de la nouvelle en comte, l’aristocratie ayant toujours fourni son lot de fantasmes débauchés. Les crédits introductifs défilent sur l’image d’une poignée de porte pour le moins singulière, représentant un satyre tenant une femme inconsciente et partiellement vêtue. À intervalles réguliers, des mains saisissent le corps féminin pour toquer à la demeure – l’image tease bien évidemment le roi Kong, tout comme elle installe la dialectique de domination au coeur du dispositif. Difficile de savoir si Leslie Banks toise Fay Wray et Joel McCrea avec gourmandise, lubricité, ou les deux. Il faudra attendre 1974 et Les Week-ends maléfiques du Comte Zaroff de Michel Lemoine pour que le sous-texte érotique malsain d’un tel récit ne soit exploré plus avant, qui plus est dans un exercice de retranscription visuellement instable de la psyché du chasseur. Dernière modification, et non des moindres, Rainsford quitte le repaire insulaire de Zaroff sans lui délivrer l’ultime onction. Le sort du fielleux antagoniste, interprété avec délice par Leslie Banks dans une composition tout de même un peu datée, ne laisse que peu de place au doute, mais le héros part les mains propres. Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, ces aventuriers d’un autre temps si bien décrits dans le sublime roman Kong de Michel Le Bris, ne renient pas leurs sursauts provocateurs mais demeurent avant tout des humanistes. Ils ne se doutent pas qu’ils viennent de créer un monstre protéiforme, révélateur des névroses de chacune des époques qu’il s’apprête à traverser.
THE LAND OF THE FREE…
Dans la nouvelle comme dans le film, Zaroff appartient à la classe supérieure et sa découverte du « plus dangereux des jeux » découle logiquement de son rang. Guerre et chasse à courre n’ont qu’un temps épanché sa soif, avant que l’ennui et la sociopathie bon teint ne se conjuguent vers ce bon plaisir. Venu de Russie, il a goûté les charmes compétitifs vénéneux de l’Amérique, plus sûrs pour ses penchants comme pour sa fortune personnelle. Et de fait, le Nouveau Monde va engendrer plus de chasses à l’homme que toutes les autres cinématographies réunies. Son Histoire riche en massacres n’y est pas pour rien, son architecture sociopolitique encore moins, son rapport de fascination trouble pour les armes à feu parachevant d’inscrire le genre dans son ADN, comme une seconde nature. Avant que les incessantes tueries de masse n’irriguent les flux des chaînes d’info en continu à l’orée des années 2000 grâce à la « démocratisation » des armes automatiques, le genre servait d’exutoire métaphorique à tous les problèmes sociaux du moment. Dans Punishment Park de Peter Watkins (1971), les étudiants contestataires sont envoyés dans un mystérieux camp de redressement – la caméra documentaire révèle qu’ils sont en réalité chassés par des policiers et exécutés pour la plupart sommairement au terme de leur traque. Dans l’oublié et un peu longuet La Main droite du diable de Costa-Gavras (1988), les suprémacistes blancs du Midwest chassent les Noirs fraîchement kidnappés par leurs soins dans les forêts alentour, la nuit. Dans le croquignolet et bizarrement visionnaire The Banker de William Webb (1989), un banquier shooté aux images violentes et à la symbolique cabalistique chasse des prostituées et des témoins gênants à l’arbalète à visée laser, parfois torse nu. Mais tout précurseur soit-il d’oeuvres comme American Psycho ou la série Profit, le film accuse plus cruellement que ses petits camarades le poids des ans et de sa patine post Miami Vice pas piquée des hannetons. Dans Chasse à l’homme de John Woo (1993) et Que la chasse commence ! de Ernest R. Dickerson (1994), de riches psychopathes choisissent leurs proies parmi les SDF du cru. Le chasseur affairiste campé par Michael Douglas dans Hors de portée de Jean-Baptiste Léonetti (2014) ressemble fortement à ce qu’aurait pu devenir Go [...]
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