Science-fission, la bombe atomique dans la fiction
Les prophéties d’anéantissement de l’Humanité sont aussi vieilles que les principaux textes religieux, avec pour étrange projet de maintenir l’harmonie par la menace de représailles divines. Dès lors que les avancées technologiques ont permis de concrétiser ces visions (avec comme exemple le plus récent l'Oppenheimer de Christopher Nolan, le 19 juillet en salle) , la fiction a pris le relai de la croyance pour entretenir ce que les politiciens de la Guerre froide ont appelé « l’équilibre de la terreur » – soit une certaine idée de la paix comme pis-aller pour éviter de plonger la planète dans un long hiver nucléaire
Les 6 et 9 août 1945, l’armée américaine largue deux bombes atomiques, sur les villes japonaises de Hiroshima et Nagasaki. Les allocutions du président Truman et leurs échos médiatiques ne s’étendent pas sur le nombre de morts ou sur les effets à court, moyen et long termes des radiations ; seules comptent la puissance et l’efficacité des impacts, puis la reddition nipponne. Le cataclysme de ces destructions rejoint de fait la liste des traumatismes liés à la Seconde Guerre mondiale, et dans l’imaginaire populaire occidental, la bombe A n’est finalement qu’un obus sous stéroïdes prenant la forme d’un champignon lors de son explosion.
Cette dissonance est illustrée par le documentaire Atomic Café de Jayne Loader, Kevin et Pierce Rafferty (1982), montage de films de propagande vantant les mérites de l’arsenal nucléaire et alignant les messages de prévention tous plus lunaires les uns que les autres. L’apothéose est atteinte avec le fameux clip Duck and Cover, entré dans la légende et mille fois parodié, où il est conseillé à de jeunes enfants, en cas d’explosion nucléaire, de « s’allonger et de se couvrir la tête avec les mains ».
Cette candeur ingénue se retrouve dans les premiers longs-métrages américains qui se hasardent à évoquer le sujet. Le charmant Monstre des temps perdus d’Eugène Lourié (1953) réveille une grosse bestiole préhistorique à la suite d’un essai nucléaire dans un cercle arctique reconstitué en studio à la sauvette, avec ce qui ressemble fort à de gros blocs de polystyrène.
La créature, animée par Ray Harryhausen, déboule à New York, se coince dans le grand huit du parc d’attractions de Coney Island où un héros intrépide lui balance un isotope radioactif dans la tronche. Happy end, la population locale est plus affectée par les dégâts matériels et par un virus des temps jadis, contenu dans le sang du dinosaure, que par une quelconque retombée nucléaire.
Godzilla de Ishirô Honda.
En 1959, Le Dernier rivage de Stanley Kramer fait mine de prendre le sujet à bras-le-corps. Après un échange de tirs nucléaires ayant ravagé tout l’hémisphère Nord, l’équipage d’un sous-marin américain accoste en Australie. Le continent est encore épargné par les retombées radioactives et les troufions y coulent des jours paisibles, tout de même un peu troublés par le souvenir de la destruction globale et par les remords d’un simili Robert Oppenheimer dépressif joué par Fred Astaire.
Un signal radio trompeur embringue les soldats pour une ultime virée sur les côtes américaines où les effets des déflagrations atomiques sont pudiquement figurés par des mégapoles vides. Le film annonce la flopée de films post-apocalyptiques anticipant les conséquences les plus pessimistes de la Guerre froide – dans le genre, la taquinerie impose de conseiller le visionnage du français de l’étape, Malevil de Christian de Chalonge (1981), sidérante préfiguration de The Walking Dead avec des radiations dans le rôle des zombies, Michel Serrault en Rick Grimes et Jean-Louis Trintignant en Negan.
Avec Le Dernier rivage, Stanley Kramer fait de son mieux pour que le désespoir de son récit l’emporte, mais la mise en garde demeure timide, en partie éclipsée par la place conséquente accordée à la romance entre Ava Gardner et Gregory Peck.
LA SUBVERSION DU JAPON
En 1954, le studio Tôhô sort le premier Godzilla, produit dans la foulée du succès du Monstre des temps perdus au box-office japonais. Au côté pulp du film d’Eugène Lourié, cette production oppose une gravité à la hauteur de sa résonance avec l’Histoire nipponne. L’ami Fabien Mauro le rappelle très justement dans son livre-somme sur le kaiju eiga (Kaiju, envahisseurs & apocalypse chez Aardvark Editions) : le début du film fait écho à des essais nucléaires américains dans le Pacifique sud au début de l’année 1954, dont des pêcheurs japonais subirent les radiations mortelles.
Les scènes de destruction s’attachent à montrer le désarroi des populations locales, prises au piège du gigantesque monstre réveillé par les explosions atomiques – la plupart de ces séquences et plans anxiogènes disparaîtront du montage américain du long-métrage. Lorsqu’une arme encore plus destructrice que la bombe A est créée pour venir à bout de la menace, l’accent est mis sur l’immense responsabilité induite par une telle invention à travers la performance, impeccable de justesse, de Takashi Shimura.
Le documentaire Atomic Café de Jayne Loader et Kevin & Pierce Rafferty.
Avec La Dernière guerre de l’apocalypse de Shûe Matsubayashi (1961), la Tôhô élude tout élément métaphorique et fonce droit au but dans un vaste élan mélodramatique.Le Japon achève à peine sa reconstruction post-Seconde Guerre mondiale qu’un enchaînement d’incidents internationaux, avec comme épicentre la tension entre les deux Corées, laisse entrevoir la possibilité d’une destruction planétaire.
Le film suit à la fois les négociations politiques infructueuses et la vie d’une petite famille tokyoïte, condamnée à l’inéluctable. Dans les dix dernières minutes, les missiles partent et rasent les plus grandes villes de la planète. Les Tamura partagent un ultime dîner avant d’être rayés de la carte. Un champignon atomique explose juste à côté du mont Fuji, la capitale japonaise est recouverte de lave. Un message final enjoint l’Humanité à ne pas concrétiser ce carnage.
Les deux décennies suivantes verront les productions japonaises décliner ces deux modèles narratifs jusqu’à les dévitaliser. Le remède à cette atonie viendra d’une production aussi dingue dans son fond que dans sa forme, The Man Who Stole the Sun de Kazuhiko Hasegawa (1979), scénarisée par Leonard Schrader, grand frère de Paul exilé au Japon.
Le film suit un professeur narcoleptique sur le point de donner naissance, dans son laboratoire de fortune, à la première bombe atomique nipponne. Le pays bruisse de revendications, de misère et de pressions sociales accrues, subit un taux de suicide record, mais notre homme compte se servir de son arme pour imposer la diffusion nocturne de matchs de baseball et la venue des Rolling Stones près de chez lui.
Pire que l’arme nucléaire : sa trivialisation par un type qui s’en sert comme ballon de foot. Plus absurde que le terrorisme : une absence totale d’idéologie autre que la prime jouissance du pouvoir.
The Man Who Stole the Sun de Kazuhiko Hasegawa.
La mise en scène et le montage empruntent aux techniques du cut-up, multiplient les incartades psychédéliques. The Man Who Stole the Sun passe d’un genre à l’autre sur des impulsions saugrenues, rappelle in fine son protagoniste au drame sous l’effet des radiations et des réminiscences de traumatismes nationaux. La confrontation finale, à la hauteur barjo de cette œuvre outrancière, laisse un goût de sang au fond de la bouche.
La parole japonaise se libère plus franchement sur les horreurs des bombes atomiques dans le cinéma des années 1980, avec com [...]
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