Dossier Ryan Murphy

La huitième saison de American Horror Story aura dérouté jusqu’aux plus fervents défenseurs de ses grandiloquents excès. Elle s’inscrit pourtant dans la continuité logique des productions Ryan Murphy, et de leur dynamitage en règle de la « culture Camp » (voir définition plus bas). Démarrée il y a quinze ans, cette embardée théorique atteint depuis 2017 un zénith fascinant qui culmine avec American Horror Story : Apocalypse, dont la diffusion sur Canal+ Séries vient de prendre fin.

Un holocauste nucléaire, des survivants mutants, l’Antéchrist, une Kathy Bates cyborg, les Illuminati, deux bros cocaïnés de la Silicon Valley, la demeure maudite de la première saison revisitée en antichambre de l’Enfer… À compter de son quatrième épisode, American Horror Story : Apocalypse lâche totalement la bride et renoue avec la surenchère à haute teneur digressive de la deuxième saison, qui avait fait le tri entre ceux prêts à suivre la voie de l’outrance horrifique absolue, et les rétifs au grand bordel gore borderline devenu l’une des signatures des shows de la chaîne FX. Pourtant, même si les trois dernières livraisons avaient pu faire croire à un revirement vers des narrations plus tenues, le contrat est clair. Qui s’embarque dans American Horror Story doit accepter de se plonger dans une relecture franchement secouée des mythes folkloriques, de la culture pulp et pop, du bestiaire fantastique classique et même de l’actualité récente. Le tout mélangé dans un brouet soap opératique, mis en scène avec l’armada de tics visuels caractéristiques de la patte de son créateur Ryan Murphy. Grands-angles, fish-eye, décadrages, décors rococo, alternance de lumières crues et crépusculaires, bande-son traversée de morceaux iconiques, explosions sanguinolentes avec un fétiche marqué pour les égorgements et le plaisir de voir le choc de la victime sur son visage : American Horror Story fonce tête baissée dans le mauvais goût le plus outrancier sans faire de prisonnier. Ni une parodie, encore moins une oeuvre fantastique conventionnelle selon les canons du genre, la série se pose en carnaval de l’étrange à la jubilation trash communicative. Comparez donc les performances d’Evan Peters dans les deux derniers films X-Men et dans n’importe quelle saison de la série : d’un côté, il donne l’air de s’emmerder comme un rat mort, de l’autre, il s’éclate comme un petit fou. À l’instar de ses camarades de casting revenant de saison en saison dans des rôles différents, Evan boit, fume, se drogue, chante, danse, baise, tue, meurt, ressuscite. Tout ce qu’un super-héros n’a pas le droit de faire dans les blockbusters des années 2010, en somme. 



AUX SOURCES DU CAMP
Cette généreuse propension à verser dans l’extrême vaut à American Horror Story et à bon nombre de créations télévisuelles du producteur/réalisateur/scénariste Ryan Murphy d’être cataloguées sous l’étiquette « Camp ». Une catégorie artistique à géométrie plus que variable, cooptée depuis les années 1980 par la communauté gay dans une acceptation dominée par l’amour du kitsch. Ryan Murphy a longtemps réfuté cette dénomination, trop péjorative à son goût et vouée selon lui à enfermer les oeuvres dans une niche. Il faut voir comment est filmée la foule moqueuse du tour de chant de Jessica Lange et les réactions des badauds à la vue des membres du Freak Show de la saison 4 pour saisir son point de vue sur la question… Murphy ne conteste pas son penchant pour l’excès, mais préfère le terme « baroque » pour décrire son style. En dépit des réticences de son créateur (et sans vouloir le contrarier), American Horror Story correspond toutefois à la définition du Camp originellement établie par l’essayiste américaine Susan Sontag dans son texte de 1964, Notes On « Camp » : « Le Camp est une vision du monde en termes de style – mais dans un style bien particulier. C’est l’amour de l’exagéré, de ce qui est autre, des choses-qui-n’existent-pas. […] Percevoir le Camp dans les objets et les personnes revient à comprendre l’Être comme un rôle. Et dans le sens le plus définitif, à assimiler la métaphore de la vie comme du théâtre. ». Sontag englobe dans la sphère du Camp le King Kong de Cooper et Schoedsack, les films de Jean Cocteau, Salomé et Dommage qu’elle soit une putain de Luchino Visconti, Le Lac des cygnes, les comics Flash Gordon, les films Scopitone, et même une marque de lampe ou un restaurant sur Sunset Boulevard. Surtout, elle précise que « non seulement le Camp ne désigne pas nécessairement une forme d’art médiocre, mais certaines oeuvres que l’on peut envisager comme Camp méritent les plus sérieuses des considérations et des analyses. » Elle considère ce style comme le triomphe et l’affirmation de l’épicène, de l’androgyne, la révélation que la vie se devrait, comme la nature, d’être indifférente au genre. Les correspondances entre ce texte fondateur et l’approche artistique de Ryan Murphy ne s’arrêtent pas là, et pourraient même servir de notes d’intention à la plupart de ses productions. Autant l’évolution du concept de Camp s’est orientée vers une réappropriation tout aussi triviale que militante des codes de la culture patriarcale hétérocentrée, autant le corpus télévisuel de Ryan Murphy revient à ces fondamentaux. Une trajectoire sous forme de lente montée en puissance de bric et de broc, entamée dès 2003 après un faux départ avec Popular (1999-2001), série teenage gentiment bitchy annulée au terme de deux saisons.



CHEVAL DE TROY
Le début des années 2000 aligne toutes les étoiles propices à un puissant souffle de renouveau des séries américaines : émergence des chaînes câblées, édition de coffrets DVD permettant de se bouffer une saison entière en un week-end, désintérêt du cinéma mainstream… Au coeur de cette profusion de propositions novatrices, estampillées du noble sceau qualitatif HBO (Les Soprano, Six Feet Under, Deadwood…) ou de productions de network suscitant un engouement planétaire incontrôlable (24 heures chrono, Desperate Housewives, Lost…), un vilain petit canard qui sent le stupre et le souffre : Nip/Tuck. Les rocambolesques errances personnelles et professionnelles de deux chirurgiens esthétiques associés, l’oie blanche Sean McNamara et le tombeur sulfureux Christian Troy, leurs confrontations avec les faunes beaucoup trop friquées de Miami et leurs succédanés criminels dégénérés. De la décadence bourgeoise en veux-tu en voilà, des opérations filmées plein cadre pour ne rien rater des détails les plus crapuleux, et déjà une énorme tendance à l’écriture mélodramatique feuilletonnante, surlignée par une réalisation atone qui vieillit assez mal à la revoyure. La série assume crânement sa putasserie canalisée dans le personnage de Christian Troy, pervers narcissique torturé (dans tous les sens du terme), chaînon manquant entre le Martin Tupper de Dream On et le Hank Moody de Californication. La première saison défile au rythme des clients de la clinique, des caractérisations blasées des premiers et seconds rôles. En fin de seconde saison apparaît le personnage du Découpe [...]

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