
Dossier : M. Night Shyamalan
Harvey Weinstein a en quelque sorte fait de M. Night Shyamalan l’auteur qu’il est aujourd’hui. Entré dans le giron de la société de production Miramax sur la foi des promesses de son confidentiel premier long-métrage, Praying with Anger (1992), Shyamalan développe sous l’impitoyable férule de Harvey et Bob Weinstein la comédie dramatique Wide Awake. Un petit garçon y cherche des signes à même de lui prouver l’existence de Dieu, histoire de vérifier que son grand-père récemment décédé se la donne tranquille au Paradis. Tourné en 1995 dans la ville totem de Night (Philadelphie, où se dérouleront la majeure partie de ses productions), avec un casting coquet et un budget confortable, Wide Awake ne rentre pas vraiment dans les cases du divertissement familial lambda, à la fois trop anxiogène pour le jeune public et trop candide dans le traitement de ses thématiques, sans parler de son humour à la limite de la gêne. Harvey Weinstein déteste le résultat. Shyamalan résiste autant qu’il peut à ses tentatives d’ingérence, à ses velléités de remontage à même d’infléchir sa vision. Fidèle à sa fâcheuse habitude quand un réalisateur ose lui tenir tête, Weinstein enterre le projet. Wide Awake dort dans les tiroirs de Miramax avant une sortie en catimini, presque honteuse, trois ans après son clap de fin. Profondément marqué par cette expérience traumatisante, M. Night Shyamalan, encore sous contrat avec Miramax pour un film, pense avoir trouvé le moyen de s’affranchir de ses obligations. Son plan : écrire un scénario tellement accrocheur que les studios se battront pour l’avoir, quitte à l’extirper de la férule de Harvey. Il part d’une phrase aussi simple que géniale, la fameuse sentence culte en devenir : « I see dead people. ». Il tourne autour de l’idée, retire la phrase, la remet (ad lib). S’inspire pour son twist d’un épisode de la série anthologique Fais-moi peur !. Peaufine les dialogues et la structure du script avec un soin maniaque, rédige avec une exigence littéraire capable d’imprimer instantanément les émotions recherchées dans le cortex du lecteur. Quand il juge le scénario de Sixième sens enfin prêt, il l’envoie par coursier à tous les studios et par voie postale à Harvey Weinstein, pour être bien sûr qu’il le reçoive en dernier. De toute façon, le boss de Miramax, totalement désintéressé par ce poulain revêche, ne demandera qu’un intéressement aux recettes du film – sûrement sa plus fine décision concernant Shyamalan.
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SHYA LE BOEUF
Le coup de poker ne s’arrête pas là : le script s’accompagne d’un montant de départ (1 million de dollars) astronomique pour un auteur avec un pedigree plus que limité, et l’obligation de l’engager en sus comme réalisateur. Le bluff fonctionne au-delà de ses prédictions : David Vogel de chez Disney, sous le charme du manuscrit, débourse trois millions pour clore les enchères. M. Night Shyamalan tourne le film qu’il avait en tête, avec un casting idoine. Le carton est planétaire. La phrase « I see dead people » marque l’époque, s’inscrit quasiment dans le langage courant. Sur ses trois prochains projets, l’auteur bénéficie d’une liberté absolue, entretenue par la réception critique laudative d’Incassable et le carton international de Signes. Il affine de film en film sa méthode d’écriture, lustre son modus operandi d’une rigueur scientifique a priori implacable. Son premier jet est transmis à une vingtaine d’amis et de collaborateurs proches, qui ont un laps de temps déterminé pour lire le script et le restituer (la fuite du scénario d’Incassable sur la toile a rendu le cinéaste parano). Ils rendent une fiche de lecture, des notes, et remplissent un questionnaire. Shyamalan établit une moyenne statistique de toutes les réponses fournies et modifie le script en fonction. Il poursuit jusqu’à atteindre un taux de satisfaction supérieur ou égal à 90 %, peu importe le nombre de versions. Le plébiscite critique et public de Sixième sens et les comparaisons incessantes à son idole Steven Spielberg l’ont convaincu du bien-fondé de ses méthodes. Il vit en quasi-autarcie, reclus dans sa ferme en Pennsylvanie, s’astreint à un rythme de travail quotidien réparti entre lieu de travail et foyer. Cette obsession du contrôle s’étend jusque dans sa vie personnelle – il ne se rendrait que dans des soirées dont il a pu superviser la liste d’invités. Ces anecdotes, relatées par le journaliste Michael Bamberger dans son livre The Man Who Heard Voices : Or, How M. Night Shyamalan Risked His Career on a Fairy Tale, aident à mettre en lumière le fil d’événements a priori anodins qui l’a mené à rompre sa relation idyllique avec Disney. Le lien commence à se fissurer sur Le Village ; des divergences artistiques – comme ça se dit dans le milieu – avec la productrice Nina Jacobson apparaissent. Ces reproches se canalisent sur un point en particulier : un plan appuyé, dans la première scène, sur une tombe datée du siècle dernier. Pour Jacobson, mentir au public relève de la faute quasi impardonnable, alors que pour Shyamalan, cette remarque baigne dans le non-sens puisque le sujet même de son film est justement le mensonge. Le divorce se consomme sur La Jeune fille de l’eau. Le scénario demande une somme de travail inédite à son auteur, en plein doute sur l’équilibre tonal à adopter. M. Night persiste, il sent, il sait que cette version longue de l’histoire qu’il racontait à ses filles pour les endormir et les inspirer est son oeuvre la plus importante car la plus personnelle. Crime de lèse-majesté absolu, les pontes de chez Disney font part de leurs doutes sur ce script qu’ils avouent ne pas comprendre. À l’issue d’un dîner glacial au cours duquel M. Night Shyamalan s’enlise dans les justifications, les représentants du studio consentent néanmoins à lui donner carte blanche – l’auteur refuse. Il faut embrasser sa vision derechef, sans réserves, ou passer son chemin.
AUTOFICTION
Capricieux, le metteur en scène ? Oui, carrément. Intransigeant, la tête dans des hauteurs stratosphériques. Mais avant toute chose, mû par la volonté de garder la maîtrise de son propre récit, mis à mal à ses débuts par l’attitude déplorable de Harvey Weinstein à son endroit. Shyamalan n’appréhende pas le storytelling comme une passion, mais bien comme un véritable mode de vie. Son prénom, Night, est ainsi une pure invention de sa part, un alias scénique reléguant son authentique identité (Manoj) à une simple lettre. Son premier long-métrage partiellement autobiographique Praying with Anger, où il tenait le premier rôle, dévoilait des fragilités humaines et esthétiques liées à l’exploration en surface de son identité indienne – une piste artistique abandonnée au profit de son côté américain, ce qui explique sans doute pourquoi le film n’est plus visible aujourd’hui que dans une copie à peine regardable uploadée sur YouTube. Sa participation au documenteur The Buried Secret of M. Night Shyamalan (voir encadré) ou sa supervision implicite du livre de Michael Bamberger, publié en amont de la sortie de La Jeune fille de l’eau comme une catharsis finale de sa rupture avec Disney, procèdent du même désir de soumettre les événements à son bon vouloir narratif. Son cinéma nous enseigne qu’il ne croit pas aux coïncidences : pris à rebours, Signes et Wide Awake appréhendent la foi comme un jeu de piste signifiant. Il en va de même pour Split et ses échos discrets à Incassable
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