Les films de bande, restons groupés
Dans les villes, dans les campagnes, sur tous les continents, les bandes de jeunes terrorisent les honnêtes gens. Derrière leur bagout de mauvaises filles et de mauvais garçons, des voyous défient l’ordre établi et menacent l’équilibre de vos foyers. Bientôt, si rien n’est fait pour les arrêter, vos propres enfants porteront des vestes en cuir et fumeront des clopes. Analyse d’un sous-genre de retour dans nos salles avec les sorties imminentes des français Les Rascals et Apaches…
Si les films de gangsters fonctionnent presque systématiquement comme des allégories des sociétés dans lesquelles ils se déroulent, les films de bande traduisent les craintes de ces mêmes sociétés, autant par le dévoiement de la jeunesse que par cet antique déséquilibre entre fascination et répulsion pour tout ce qui vit à la marge. En matière de délinquance juvénile, il y a forcément un petit délice anachronique à confronter notre regard moderne, rompu à la couverture exhaustive de faits divers crapoteux, aux phénomènes qui terrorisaient la bonne société des années 1950.
Le message d’avertissement en entame de L'Équipée sauvage de László Benedek (1953) semble ainsi préparer les esprits sensibles à un florilège d’horreurs commises par le Black Rebel Motorcycle Club, mené par ce marlou de Marlon Brando. Et en effet, les motards gênent la circulation, boivent une bière voire deux, se chicanent en pleine rue : c’en est trop, la foule doit pallier les manquements des forces de l’ordre impuissantes. Il y a surtout à l'œuvre ici une défiance absolue envers l’arrivée de tout corps exogène au sein de la communauté. Mutation des temps, perte des valeurs morales ma bonne dame…
L’œil de 2022 renâcle plus à la vision de Brando embrassant de force une serveuse récalcitrante qu’à celle d’un petit vieux obligé de rabattre son véhicule sur le bas-côté. Il en va de même à la vision de La Fureur de vivre de Nicholas Ray (1955), dont les échos du scandale provoqué par sa sortie semblent bien éloignés de nos angoisses actuelles.
Le dernier roman de James Ellroy, Panique générale, fait du tournage du film la toile de fond de son récit, et de James Dean un personnage secondaire d’indic dont la bisexualité est le signe cristallin de la décadence en cours. Dans le livre comme pour bon nombre de critiques de l’époque, ce projet signe rien moins que le début de la fin de notre monde. Tout conservateur soit-il, Ellroy n’est pas dupe de la réalité du long-métrage et lui invente donc une aura sulfureuse pleine de came, de sexe à plusieurs, de crimes en tous genres, le tout sous l’impulsion anarchiste du fou dangereux Nicholas Ray.
Mary Murphy et Marlon Brando dans L'Équipée sauvage.
Revoir La Fureur de vivre à la suite de cette lecture crée une fracture temporelle et morale totalement disproportionnée, mais permet d’apprécier ce qui a pu remuer les foules de l’époque. Au-delà des rixes au couteau ou au flingue et des défis en voiture, le film marque une volonté de rupture avec le modèle familial traditionnel. Natalie Wood, James Dean et Sal Mineo font mine de rejoindre une bande de loulous mais n’aspirent au fond qu’à reconstituer leur propre cellule familiale ensemble, et à rester ainsi isolés du monde extérieur.
Cette famille choisie évoluera assez logiquement vers la figure, déjà détectable sous le vernis de la censure de l’époque, du ménage à trois, aussi bien chez le Godard de Bande à part que dans le remake Bollywood non officiel de The Rock, Qayamat: City Under Threat, où les militaires mutins sont remplacés par un trouple de terroristes.
SI SI LA FAMILLE
Les films de bande n’hésitent jamais à emprunter à Shakespeare le trope de la romance entre membres de factions rivales pour mieux illustrer des luttes de pouvoir ou des affrontements entre classes sociales. Et pour rester dans le cinéma hindi, la relecture de Roméo et Juliette par Sanjay Leela Bhansali, Ram-Leela, semble un temps fureter du côté du postmodernisme baroque de Baz Luhrmann. Les magnétiques Deepika Padukone et Ranveer Singh se dévorent des yeux et parviennent à renvoyer Claire Danes et Leonardo DiCaprio à leurs chastes minauderies par aquarium interposé.
Puis le film dérape, de gunfights en luttes de territoire, et replie chaque bande sur ses activités illégales et tabou dans le cadre cinématographique étriqué de Bollywood : Ram trafique du porno, la mère de Leela assume la position de cheffe de clan non sans cruauté, tandis qu’un sbire lésé fomente une guerre dans l’ombre. Hasard, coïncidence, l’action se déroule dans l'État du Gujarat, alors administré par le futur premier ministre indien Narendra Modi, déjà accusé d’exacerber voire d’orchestrer les tensions locales.
En matière des romances contrariées, les États-Unis ne sont pas les derniers. Les bandes de West Side Story représentent deux générations d’immigrés dont seule la dernière semble encore croire au rêve américain, constat accentué par Steven Spielberg dans sa version. Dans ce contexte, la passion fulgurante entre Maria et Tony est vouée à l’échec, victime d’éternelles luttes de pouvoir et d’un cycle immuable de la vengeance, avec comme miroir aux alouettes la conquête du territoire.
Corey Allen et James Deans dans La Fureur de vivre.
L’adaptation du roman Outsiders de Susan Eloise Hinton par Francis Ford Coppola (1983) insiste clairement sur les différences de statut social entre les pauvres Greasers et les friqués Socs, pour finalement remiser de côté son histoire d’amour impossible. Il y est à nouveau question de réappropriation de l’Histoire américaine par ses gosses défavorisés, et de famille recomposée en réponse à l’incurie des autorités.
La même année, Coppola tourne une nouvelle adaptation d’un roman signé S.E. Hinton, version absolument négative d’Outsiders. Rusty James répond à la sublime photographie crépusculaire du film précédent par un noir et blanc dense, enveloppant. Toute l’ossature narrative repose cette fois sur l’éclatement d’une famille biologique. Rescapé du casting d’Outsiders, Matt Dillon est écartelé entre son frère loubard, son père alcoolique et un rival joué par le propre neveu du réalisateur, Nicolas Cage.
Le réalisateur du Parrain pourrait être vu comme le cinéaste de la famille par excellence, tant par son œuvre que par sa stature de patriarche ; il témoigne dans Rusty James des frustrations, mesquineries et jalousies entre proches.
Cet esprit de compétitivité déplacé entre frangins irrigue son lointain jumeau Tetro (2009), et Coppola fait mine dans son film suivant, Twixt (2011), de trouver refuge chez une bande de vampires zonards avant de révéler le vrai projet de ce qui reste à ce jour son dernier long-métrage (en attendant son Megalopolis, actuellement en tournage) : exorciser le traumatisme de la mort de son fils Giancarlo.
Peu de cinéastes ont à ce point joué de la frontière ténue entre vécu et fiction, entre fantasme autobiographique et catharsis filmique. Le cadre du film de bande, de par ses projections fantasmatiques d’alternative au système, devient le terreau idéal pour tester les limites personnelles, sociales et politiques.
Emilio Estevez, Rob Lowe, C. Thomas Howell, Patrick Swayze et Tom Cr [...]
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