Dossier : Le virus Lars von Trier

La filmographie du cinéaste danois vibre d’un fil rouge thématique plus puissant que les autres : la contamination du mal et son emprise sur l’illusion des idéaux moraux. Ses oeuvres agissent pour la plupart comme une gangrène sur l’esprit de son spectateur, le forcent à accepter l’inévitable. Sadique, Lars von Trier ? Bien sûr, tout autant que masochiste.

L’expression « film malade », écueil critique pouvant tout aussi bien désigner Les Visiteurs : la révolution que Transformers : The Last Knight, se galvaude à force d’être employée à tort et à travers. Les films de Lars von Trier, eux, sont authentiquement malades, au sens pathologique du terme. Quelque chose n’y va pas. Les postulats esthétiques, renouvelés par cycles de deux à trois films, se chevauchent les uns les autres dans des orgies thématiques désespérées, aussi malaisantes que la partouze des Idiots. Ils servent de chevaux de Troie à une déliquescence putride, qui s’infiltre dans chaque pore du récit pour le déshabiller de toutes ses barrières de protection et le précipiter dans l’abîme. Un film de Lars von Trier se doit d’être une expérience déplaisante ; si personne ne sort furieux d’une de ses projections, le cinéaste estime avoir raté son coup. Dès lors, pourquoi y revenir à chaque nouveau tour de force, sinon pour le plaisir de se faire violence ? Parce que Lars von Trier est un génie. Du mal, mais un génie. Ce démiurge de la matière narrative, synthèse provocatrice de Bergman, Tarkovski, Dreyer et de la Nouvelle Vague, sait comme personne disséminer dans ses scripts les graines d’une apocalypse intellectuelle à même de bouleverser tous nos acquis. Il se renouvelle à chaque film sans renier ses précédents, sublime les idées les plus périlleuses, s’épanouit dans la contrainte. Il transfigure aussi bien les idées les plus basiques (le cercle en fil de fer pour observer la planète Melancholia, astuce visuelle d’une intelligence folle) que les constructions scénaristiques les plus audacieuses – Manderlay, avec sa charge apparente contre le racisme, dresse in fine un parallèle pour le moins inattendu entre démocratie et esclavage, au gré d’un épilogue à l’ironie thermonucléaire. Maline comme une tumeur, sa filmographie mute, s’adapte à chaque époque, à chaque évolution métaphysique de son auteur. Que vous aimiez ses films ou non, impossible de nier leur impact. Revoir Breaking the Waves, Les Idiots, Dancer in the Dark ou Dogville pour la première fois depuis leur sortie, et constater à quel point leur souvenir était encore vivace. Voir les versions longues des deux volets de Nymphomaniac, et identifier illico les changements par rapport aux versions salles. Le cinéma de Lars von Trier marque au-delà de la simple provocation, tel un virus insidieux dont l’étude des mécanismes ne fait que renforcer la puissance. 



LES RACINES DU MAL
Son premier long-métrage, Element of Crime (1984), porte en lui un nombre conséquent de germes qui irrigueront la filmographie à venir. L’image, écrasée sous des teintes mordorées, abrite occasionnellement en son sein des sources lumineuses parasites, ampoules et écrans de télévision dont le halo bleuté évoque celui de la planète Melancholia. L’Europe dystopique et décrépite, théâtre de l’enquête de l’inspecteur Fischer, se noie dans des eaux saumâtres semblables à celles qui se trouvaient à l’emplacement du Rigshospitalet de L’Hôpital et ses fantômes avant son édification ; son dénuement, sa pourriture rampante évoquent l’absence de décor de Dogville et Manderlay. La fuite d’une enfant au ralenti par une fenêtre brisée annonce la chute du chérubin en ouverture d’Antichrist et à mi-parcours de Nymphomaniac. La prostituée chante une comptine en marabout de ficelle dont la dernière phrase est « That lay in the house that Jack built ». Les hommes sont veules, les femmes suppliciées, les enfants sacrifiés. Tout semble déjà en place, mais rien n’est moins évident, tant Lars von Trier joue de la contradiction comme d’une harpe aux cordes en peau de boyaux. Le jeu de piste de ces gimmicks peut parfois résonner dans deux films différents – la plongée achevée par un mouvement tournoyant sur le corps violé de Grace dans Dogville renvoie au plan similaire à l’entame de Médée, et laisse deviner que le calvaire du personnage campé par Nicole Kidman ne fait que commencer. Les tics esthétiques et autocitations dont The House That Jack Built est truffé brouillent au contraire les pistes, et précipitent le spectateur dans la confusion. L’utilisation du jump-cut, d’un cycle de films à l’autre, peut aussi bien accompagner le dérèglement mental du personnage (Antichrist) ou accentuer une scène dramatique (Breaking the Waves) que créer un effet comique (Le Direktor). Bipolaire, Lars von Trier ? Pas vraiment. Son oeuvre et ses déclarations publiques le rapprochent plutôt du manichéisme – pas au sens péjoratif commun, mais dans celui de la doctrine dualiste si bien décrite par Pacôme Thiellement (exégète passionné du metteur en scène) dans son ouvrage La Victoire des Sans Roi : révolution gnostique : il n’est pas de séparation du Bien et du Mal, les deux coexistent à égale mesure, fluctuent en fonction des circonstances. Souvent dans le pire sens possible. 



L’ART DU CONTREPIED PÉNIBLE
En conclusion de chaque épisode de sa série L’Hôpital et ses fantômes, Lars von Trier venait en personne jouer les coryphées, en smoking devant un rideau rouge, nous achevant de quelques mises en abyme existentielles. Chaque monologue se con [...]

Il vous reste 70 % de l'article à lire

Ce contenu éditorial est réservé aux abonnés MADMOVIES. Si vous n'êtes pas connecté, merci de cliquer sur le bouton ci-dessous et accéder à votre espace dédié.

Découvrir nos offres d'abonnement

Ajout d'un commentaire

Connexion à votre compte

Connexion à votre compte