La case de siècle, une histoire de "Cinéma de quartier"

Pendant 17 années cruciales pour l’essor d’un nombre invraisemblable de cinéphilies, Jean-Pierre Dionnet a ressuscité sur Canal+ de multiples pans du bis européen dans sa case de programmation nommée Cinéma de quartier. La sortie chez Carlotta Films/Badlands Édition d’un ouvrage rétrospectif consacré à l’émission fait redouter l’entreprise nostalgique, mais il n’en est rien. L’ouvrage remet habilement en perspective cet espace de liberté éditoriale unique, interroge le rapport à la transmission… sans oublier de lister plusieurs dizaines (centaines ?) de pépites à redécouvrir.

Tenter de soumettre Jean-Pierre Dionnet à l’exercice d’un entretien linéaire revient à construire un château de cartes dans une centrifugeuse. Du haut de ses augustes trois quarts de siècle, l’homme a vécu mille vies ; il enchaîne les anecdotes dans un flot ininterrompu à la fois hilarant et vertigineux.

Au bout de vingt minutes de monologue où sont évoqués pêle-mêle des producteurs italiens filous, Alejandro Jodorowsky, le cul de Mick Jagger, plusieurs ex-femmes, ses virées en boîtes de nuit dans les années 1980, la carrière militaire de son père et les toilettes interlopes des cinémas de quartier depuis remplacés par des grandes enseignes, Dionnet lâche, d’un air mi-dandy coquin mi-puits de science sans fond, avant de s’allumer une cigarette : « Je ne sais pas si ça répond à votre question. ». Franchement ? Aucune idée, impossible de se rappeler de ladite question.

Ce pur abattage de bateleur a grandement participé de l’affection développée par plusieurs générations de spectateurs pour son Cinéma de quartier, cette case chérie de Canal+ où l’animateur-producteur présentait des perles bis rares avec un bagout enthousiasmant.

Peu importe si certaines séries B plus ou moins mémorables étaient survendues au-delà du raisonnable, le rendez-vous avait valeur de grand-messe incontournable, de cirque itinérant hebdomadaire où un monsieur Loyal particulièrement en verve allait nous montrer un objet visible nulle part ailleurs.

Comme le résume très bien Sylvain Perret, auteur d’Une histoire de Cinéma de quartier, « Dionnet maîtrise l’art du grand écart. Il peut mettre dans la même phrase Louis de Funès, Gaspar Noé et Picsou Magazine pour te vendre La Traque de Serge Leroy. Il amène à la culture un côté très ludique et ça a contribué, je pense, à la longévité de l’émission. Sa force, c’est qu’il ne s’adresse pas à un public, à une chapelle en particulier, ce n’est pas le sujet. L’air de rien, il te parle de scènes coupées ou de thématiques dans la filmographie d’un réalisateur de manière très accessible, et sans que tu t’en rendes compte, te voilà devenu cinéphile. »



Cinéma de quartier a mis à l'honneur les raretés du cinéma français, comme La Traquede Serge Leroy.


LISTE D’ATTENTES

Sylvain Perret mûrit depuis de nombreuses années ce projet d’écrire, un jour, sur Cinéma de quartier. Pour étayer son obsession, il sort en pleine conversation un classeur rempli de feuilles plastifiées. Pages de journaux télévisés avec les titres et les résumés des films programmés, interviews de Jean-Pierre Dionnet tirées de sites Internet comme Devildead, articles signés par l’animateur-producteur sur des sujets afférents… Vingt ans de documents accumulés se massent dans cet outil de travail humant bon le fétichisme.

« Tout cinéphile, tout passionné a un goût pour les listes. Quand tu lis ton premier Stephen King ou ton premier Harry Crews, tu veux lire le reste, tu deviens boulimique. La liste tente de rationaliser quelque chose qui relève de l’irrationnel. Je tenais à ce que le livre incorpore la liste complète de la programmation des 17 ans d’émission ; j’avais commencé à faire ce travail sur le site 1kult puis je l’ai complété. J’espère que ces titres vont inspirer des spectateurs, pourquoi pas des programmateurs. En tout cas, je souhaite que ça dépasse le seul cadre de la nostalgie. Je suis très méfiant de la nostalgie : c’est une sorte de filtre qui te bouffe le réel. »

Les plus de 30 ans en mal de doudou transitionnel pourront se laisser aller à la mélancolie du Canal+ d’avant, de la télévision d’avant, de moments rituels passés devant le petit écran. Mais la curiosité cinéphage ressurgit vite au galop au fil des pages pour noter, chercher et mettre la main sur la foultitude de raretés exotiques ou plus prosaïquement inconnues au bataillon.

Se plonger dans la litanie des titres diffusés dans Cinéma de quartier permet quasiment de dater le moment où tel cinéaste commence à se faire connaître dans les cercles cinéphiles français (au hasard, Mario Bava ou Roy Ward Baker), l’instant où des classiques nationaux oubliés – comme Le Cœur fou de Jean-Gabriel Albicocco, merveille zulawskienne de 1970 bientôt éditée par Le Chat qui fume – connaissent une seconde vie, voire leur première véritable naissance.

La volubilité de Jean-Pierre Dionnet n’est au fond que la matérialisation de son insatiable appétit cinématographique, de sa pugnacité hors pair, d’une mémoire prodigieuse et d’une façon délectable, très fordienne, d’écrire sa propre légende. Tous ses attributs l’ont propulsé au firmament des passeurs à la française du 7e Art, entreLe Cinéma de minuit de Patrick Brion, La Dernière séance d’Eddy Mitchell, et l’érudition frénétique de Claude Chabrol ou Bertrand Tavernier. 



Le Cœur fou de Jean-Gabriel Albicocco.


ROCK EN STOCK

Entre le couronnement de Nicolas Cage comme nouvelle incarnation du cinéma bis et une balle perdue pour les Pink Floyd, Jean-Pierre Dionnet dessine la cartographie de son amour du grand écran.

« Quand je suis monté à Paris, c’était à une époque où il y avait 400 salles de quartier dont le Palace Croix-Nivert, le Midi Minuit bien sûr, le Brady… Je faisais des allers-retours entre la Cinémathèque de la rue d’Ulm et les cinémas de quartier – les places coûtent deux francs à l’époque, donc c’est tout à fait possible. À un moment, avec mon petit frère, on change d’appartement pour un deux-pièces au-dessus du cinéma Action Lafayette. Tous les soirs, on se fait un Minnelli, un Sirk, un Delmer Daves. »

Notre homme considère avoir vraiment entamé sa vie active à ses 30 ans. Avant cela, il survit de petits boulots, comme pucier ou pigiste payé au lance-pierre, quand lance-pierre il y a. Et il traîne ses basques dans toutes les salles obscures, y compris celles diffusant des films indiens ou africains à destination d’un public d’expatriés dans des copies pas toujours sous-titrées.

Il vous reste 70 % de l'article à lire

Ce contenu éditorial est réservé aux abonnés MADMOVIES. Si vous n'êtes pas connecté, merci de cliquer sur le bouton ci-dessous et accéder à votre espace dédié.

Découvrir nos offres d'abonnement

Ajout d'un commentaire

Connexion à votre compte

Connexion à votre compte