Dossier : L'art du générique

En cette fin 2018, deux films majeurs, Climax de Gaspar Noé et Suspiria de Luca Guadagnino, optent pour des crédits plus ou moins stylisés. Conçues par les designers Tom Kan (Enter the Void) et Dan Perri (Taxi Driver, Les Griffes de la nuit et une palanquée d’autres films cultes), ces ouvertures nous donnent l’occasion de nous pencher sur l’art des génériques, vecteur de créativité trop rarement apprécié à sa juste valeur. OEuvres à part entière capturant l’essence du long-métrage qu’elles accompagnent, ces séquences sont souvent le fruit d’expérimentations audacieuses, comme l’expliquent des artistes qui ont fait entendre leur voix au sein du medium…

Le cinéma contemporain obéit à un certain nombre de repères, que le public attend implicitement en entrant dans une salle. Un long-métrage s’ouvre typiquement sur un logo de studio, des crédits s’affichent à l’écran au cours du prologue, et un déroulant textuel sur fond noir de trois à dix minutes doit mettre un terme à la projection. Évidemment, les conventions n’ont pas toujours été ainsi : le générique de fin tel que nous le connaissons aujourd’hui fut longtemps placé en exergue, créditant les principaux techniciens et artistes. Dans les années 1940, les lumières se rallumaient immédiatement après le mot « Fin », ramenant brutalement les spectateurs à leur quotidien. Pour plus de confort, ces crédits furent déplacés au milieu du XXe siècle, laissant la place à des ouvertures plus stylisées. « Le générique est une porte » explique Kook Ewo, responsable des « main titles » de Silent Hill et La Belle et la Bête de Christophe Gans, mais aussi de Martyrs, Splice, The Divide et la série The Strain. « C’est donc un objet transitionnel, qui aide à faire passer le spectateur de l’état de réalité à celui de fiction. Il s’agit parfois de séquences très abstraites, dans lesquelles on peut glisser des références à l’histoire. Dans le générique d’Arrête-moi si tu peux, il y a de vrais éléments narratifs. À l’inverse, le générique de True Detective ne raconte rien à proprement parler, mais il t’installe dans une ambiance bien spécifique. » Ayant travaillé sur The Artist, Maniac version 2012, Nid de guêpes ou encore Otage, Laurent Brett insiste sur la singularité de l’art du générique. « Le medium fait appel à beaucoup de métiers différents : montage, trucages, graphismes… C’est une porte ouverte vers un monde où tout peut se mélanger, et où l’on participe surtout au travail de quelqu’un. C’est ce qui m’a toujours animé dans ma carrière. Je n’ai pas envie de réaliser des films ; j’aime participer à la vision du réalisateur. Un générique peut même aider à révéler cette vision. Très peu de réalisateurs sont sensibles au graphisme. Bien sûr, certains viennent de la direction artistique et ont une approche globale. Pour eux, même le choix de la typo n’est pas anodin. Mais dans la plupart des cas, on a du mal à recevoir un avis sur une typographie. On doit donc accompagner les cinéastes, les amener à être soit plus en rapport avec leur film, soit plus en décalage si c’est ce qu’ils recherchent. » Kook Ewo confirme : « Les réalisateurs ont parfois besoin d’une vision extérieure, tout comme le monteur apporte sa propre sensibilité au film. Le générique est un espace privilégié, débarrassé de l’aspect commercial d’une affiche ou d’une bande-annonce. Tout l’intérêt et l’art de notre métier est de s’inscrire dans l’univers d’un autre en y apportant une nouvelle note. » 



AUCUNE RECETTE
« Chaque film nécessite une réponse graphique à part » poursuit Laurent Brett. « On peut poser une ambiance, raconter une histoire… On peut même donner des clés de compréhension qui manquent peut-être au début du récit. Je suis souvent amené à résoudre des problèmes de narration, que ce soit en créant une ambiance de franche comédie, en posant quelques enjeux, ou en racontant des choses à base de faux journaux qu’on va créer de toutes pièces. Il n’y a pas de recette standard. Il faut donner envie de voir la suite, et s’adapter à la facture du film. » Conçus par l’équipe de Brett, les génériques des deux OSS 117 sont des exemples de cohérence, tout comme les fabuleux ouvrages de Tom Kan pour Enter the Void et Climax de Gaspar Noé. « Tom est vraiment un mec hyper talentueux » affirme Laurent Brett. « Il n’a fait qu’une poignée de génériques dans sa vie, et deux d’entre eux font partie des dix meilleurs de l’Histoire. Enter the Void, c’est dingue ; c’est l’essence même du graphisme. Il a sans doute la chance de travailler avec des barjos. Si je proposais ce qu’il a fait sur Enter the Void à n’importe quel réalisateur autour de moi, tout le monde fuirait. Avoir juste trois images d’un nom, alors que tout le monde te parle en permanence de la durée… Peu de réalisateurs te permettent de te lâcher comme ça. »



DON’T BLINK
Le générique d’Enter the Void est effectivement un monstre conceptuel digne d’être exposé au MoMA. L’objet est divisé en deux sections distinctes : dans un premier temps un générique de fin épileptique déplacé en ouverture, puis un enchevêtrement frénétique de crédits sous forme de logos, véritable déclaration d’amour à l’art du design. « Cinefex, Art of the Titles et Quentin Tarantino ont vraiment plébiscité le générique d’Enter the Void » s’émeut Tom Kan. « C’était ma petite récompense ! C’est effectivement une typo pour trois images, un boulot colossal. Mais derrière un bon générique, il y a souvent un bon réalisateur. Gaspar Noé est un fan de génériques, un fan de typos, un collectionneur de films… C’est Pierre Buffin, le superviseur des effets visuels, qui m’a parlé du projet. J’avais collaboré avec lui sur Matrix Reloaded et Revolutions, et Gaspar cherchait un graphiste qui puisse manier le français, l’anglais et le japonais. Pierre nous a présentés. Quand je suis entré dans la salle de montage pour voir le film, j’ai vu toutes ces petites feuilles A4 collées sur le mur. Dès qu’un poster plaît à Gaspar, il l’affiche devant son montage ! On a parlé de styles de typos, et il m’a demandé ce qu’on pouvait en faire. On a l’impression, en voyant le film, que les typos défilent en permanence. Mais c’est ça, Tokyo. Un type se balade, il voit des néons, des flyers dans le quartier un peu chaud de la ville… En voyant l’effet de vibration que Gaspar avait placé dans son montage, je me suis dit que j’allais travailler sur la persistance rétinienne. Je ne viens pas du tout du motion design, donc j’ai commencé à prendre des images fixes et à les mettre bout à bout. Tout d’un coup, ça a commencé à flasher. J’ai persévéré là-dedans et au bout de quelques semaines, je suis allé voir Gaspar avec quelques secondes de typos. Il m’a dit qu’il adorait, et qu’il fallait faire ça. Au départ, les titres étaient destinés à être imprimés et reshootés, on allait peut-être même ajouter des néons en 3D pour restituer la vision hallucinée du héros. Mais finalement, on n’a utilisé que ce qui est sorti de ma machine. Ce ne sont que des images en 2D, sans aucun fondu. Je crois qu’on a utilisé moins de la moitié de ce que j’ai pu produire ; à l’époque, j’étais tellement content de travailler sur ce projet que je m’enfermais, et je faisais du design, du design, du design ! C’est peut-être cette espèce d’overdose typographique qui fait l’intérêt du générique. » Huit ans après Enter the Void, l’artiste retrouve Gaspar Noé sur Climax, pour lequel le positionnement du générique est aussi important que son design. « J’aime quand un générique fait partie de la conception de la mise en scène » explique Tom Kan. « Dans Climax, ce qui est intéressant c’est ce qu’il y a avant le générique, et après le générique. Avant, il y a tous ces jeunes qui dansent et qui discutent, et lorsqu’on introduit la sangria empoisonnée, le générique commence, [...]

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