Dossier Abel Ferrara

ESC se livre à un sain dépoussiérage HD des oeuvres des années 1980 d’Abel Ferrara, avec au menu L’Ange de la vengeance et New York, 2 heures du matin (qui seront suivis de China Girl en juin). Voilà qui nous invite à replonger dans la filmographie bouillonnante du cinéaste, riche en expérimentations furibardes et en déambulations tarées.

Événement inédit avant l’avènement du format DVD, la VHS de The Blackout (1997) promettait un making of sur sa jaquette racoleuse où Béatrice Dalle et Claudia Schiffer s’enlaçaient sensuellement. En réalité, nous aurons droit aux chutes d’un caméraman un peu perdu, un instantané de tournage dans lequel on entendait Abel Ferrara beugler sur ses acteurs, en pleine bacchanale incertaine. Hors champ, il éructait des directions incohérentes, des insultes, des mots d’amour. Puis le réalisateur sautait dans la piscine, manquant de justesse de blesser son acteur principal, Matthew Modine, complètement hébété par l’expérience. Au terme de la séquence, Ferrara nageait comme un clébard vers le bord, poursuivant ses élucubrations adressées à Dieu sait qui. Dans le documentaire Abel Ferrara : Not Guilty (2003), le réalisateur Rafi Pitts tentait tant bien que mal de suivre l’animal sur son terrain de chasse encore privilégié, les rues de New York, qu’il arpentait à pied ou en voiture dans un flot de paroles ininterrompues. Ces deux instantanés du metteur en scène collent à son image d’électron fou furieux, enchaîné et déchaîné à diverses substances, tout autant qu’à un élan mystique qui relève finalement, pour lui, d’un même tempérament addictif (« Un catholique » dit-il, « n’est rien de plus qu’un junkie accro au Christ »). Elles l’enferment, aussi, dans sa caricature de taré ingérable, touché occasionnellement par la grâce, quand ses démons lui laissent la latitude suffisante pour aiguiller ses ouailles techniciennes et comédiennes dans la bonne direction. La fâcheuse légende voudrait même que la paternité de ses oeuvres les plus abouties revienne à ses assistants ou scénaristes, tandis qu’il cuverait dans un coin avant de fuguer dans un autre. Il y a pourtant une trajectoire, une évolution logique de son cinéma, une forme heurtée rémanente, un goût pour l’improvisation sur le vif de ses différents alter ego cinématographiques (tour-à-tour Christopher Walken, Harvey Keitel, Matthew Modine et Willem Dafoe) ou de ses seconds rôles récurrents, ombres familières harnachées à ses dérives (Victor Argo, Paul Calderon, David Caruso…). 



THE WAR ON DRUGS
Les films d’Abel Ferrara s’imprègnent tous de son état d’esprit du moment. Forcément, ses années 1990 seront marquées par la came mais, sur le sujet, Ferrara se pose comme l’inverse d’un Martin Scorsese. Sa défonce n’est jamais festive. Coke, crack, héro ne donnent que des séquences anti-spectaculaires où les usagers s’enfoncent dans une torpeur anesthésiée, dans un dégoût d’eux-mêmes. Laurence Fishburne dans King of New York, Harvey Keitel dans Bad Lieutenant, James Russo dans Snake Eyes, Lili Taylor dans The Addiction : les personnages de toxicomanes se composent à grand peine une personnalité publique pour donner le change et explosent dans des séquences tourbillons, de grands malaises même pas cathartiques. L’apogée de cette période sous influence arrivera avec l’erratique The Blackout. La lente et pénible descente aux enfers d’une star hollywoodienne tombée dans la came et l’alcool simplement parce que, comme il le dit dans une réunion des Alcooliques Anonymes, dans son milieu, « Ça se fait ». C’est facile, toléré voire encouragé. Ferrara ne vous fera pas le coup du violon, de la jeunesse difficile ou du traumatisme bien pratique. Son personnage se complaît dans ses états seconds parce qu’au fond, il aime être un sale con, s’apitoyer sur son sort et remuer un passé sur lequel il n’a plus aucune prise. Parce que Ferrara n’est pas le dernier des taquins, il caste Dennis Hopper, ex-junkie emblématique du Nouvel Hollywood, dans le rôle d’un promoteur improvisé réalisateur foireux, compagnon d’infortune de la vedette dans sa nuit d’errance de trop. Et l’auteur de Easy Rider, ancêtre illuminé de Ferrara dans ses méthodes de tournage arrosées de stupéfiants, d’invectiver in fine le personnage de Matthew Modine, de lui reprocher vertement ses addictions et lui demander de prendre ses responsabilités. The Blackout épouse l’entropie mentale de son personnage principal, pour le pire (la scène de rupture avec Béatrice Dalle, beaucoup trop ostensiblement improvisée) et l’un peu moins pire (la performance de Matthew Modine sauve ce qui peut l’être), mais jette néanmoins les bases de la narration déconstruite du bien plus convaincant New Rose Hotel. The Blackout marque surtout la fin de son cycle sur la came, entamé avec le radical Bad Lieutenant (1992). 



LA DÉCENNIE PRODIGIEUSE
Bad Lieutenant, ou l’un des polars les plus désespérés qui soit, les allers et venues sordides à en dégueuler d’un flic rongé par la dope, dénué d’éthique et de morale, condamné à persévérer dans la voie de l’autodestruction absolue faute de pouvoir revenir en arrière. Bad Lieutenant, ou la virée définitive dans le New York crasseux arpenté par le Travis Bickle de Taxi Driver, tournée en 18 jours en configuration commando, sans autorisation pour ses scènes en extérieur. Bad Lieutenant, et son script glauquissime réécrit au jour le jour par Zoë Lund, son Abel Ferrara plus incontrôlable que jamais, le pif, la gorge et les veines méchamment attaqués, son Harvey Keitel qui tente de suivre – la légende, toujours elle, prétend que la scène de shoot n’aurait pas été simulée… Ce coup de trique existentiel derrière la nuque semble insensible au temps, son intensité demeurant intacte plus d’un quart de siècle après sa sortie. Suivent deux films d’horreur, Body Snatchers, l’invasion continue (1993) et The Addiction (1995), grand écart esthétique entre la production hollywoodienne classique à la photographie clinquante, et le film d’auteur en (sublime) noir et blanc. Dans les deux cas, des menaces totémiques du bestiaire fantastique (les extraterrestres et les vampires) prennent possession de leurs hôtes et les aliènent de leur substance. Snake Eyes (1993) aura quant à lui des airs de répétition méta de Bad Lieutenant et d’anticipation noire de jais de The Blackout

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