DIX « ROMAN PORNO » CHEZ ELEPHANT FILMS
C’est pour échapper à la faillite que la Nikkatsu, la plus ancienne compagnie cinématographique japonaise, lance en 1971 son label intitulé « Roman Porno », en s’inspirant des stratégies de production du cinéma pink indépendant à bas coût qui fleurit depuis le début des années 1960. Ce sera la seule fois dans l’Histoire du cinéma qu’une major se consacre à la production exclusive et industrielle de films érotiques : plus d’un millier produits et distribués en 18 ans (entre 1971 et 1988). Loin du cinéma bis ou d’exploitation où on le cantonne à tort en Occident, le Roman Porno fait figure de véritable « Hollywood de l’érotisme », perpétuant la tradition des grands studios. Tournés en Nikkatsu Scope et en couleurs, sans son direct pour réduire les coûts de production, ils sont façonnés par des techniciens d’élite formés durant l’Âge d’Or. L’opérateur des plus beaux plans-séquences de Tatsumi Kumashiro (Les Amants mouillés) était celui des premiers Imamura, et son monteur celui de Seijun Suzuki. Grâce à cette révolution interne, une nouvelle vague de cinéastes japonais a émergé au moment même où les autres studios réduisaient leur production. Apparurent ainsi des talents singuliers qui purent s’exprimer dans une diversité de formes et de genres, grâce à une liberté totale concédée en échange du respect de contraintes préétablies : faire un film de 60 à 70 minutes avec une scène de sexe toutes les dix minutes. Cette contrainte élastique fut génératrice de créativité, car pour ces créateurs épris de cinéma, le sexe n’était jamais une fin en soi, mais un prisme à travers lequel raconter la passion sous toutes ses formes et décrire les relations humaines.
MOUILLÉES ET FÉLINES
Tatsumi Kumashiro est le cinéaste qui donna au Roman Porno ses lettres de noblesse. Le premier à avoir su exprimer l’Éros de manière frontale avec autant de liberté. Deux de ses chefs-d’oeuvre figurent dans cet ensemble. Les Amants mouillés est l’un des rares à mettre en scène un protagoniste masculin, là où les actrices occupent habituellement le premier plan. Un jeune inconnu vagabonde dans un village côtier, entre la femme délaissée du patron d’un cinéma de quartier décati et une jeune fille bohème rencontrée par hasard. Kumashiro songeait à réaliser un film dans l’esprit de La Dernière séance de Peter Bogdanovich, qui dressait le portrait d’une jeunesse perdue au coeur d’un village du Texas. Anarchiste féministe détestant la morale, il mit aussi beaucoup de lui-même dans le protagoniste. Cette oeuvre inclassable, captant le désenchantement nihiliste post-soixante-huitard de l’époque, laisse admirer l’originalité profonde de l’auteur qui détruit toutes les conventions et s’intéresse moins à la continuité narrative qu’à une direction d’acteurs éminemment physique, utilisant la totalité des membres de ses comédiens. La scène de saute-mouton sur la plage figure comme l’une des plus emblématiques de son cinéma. L’Extase de la rose noire est une truculente comédie scabreuse qui démontre le génie burlesque de Kumashiro. Un réalisateur porno tente par tous les moyens de convaincre une jeune femme timide et pudique de devenir la star de ses films. L’oeuvre marque sa première collaboration avec l’actrice Naomi Tani, jusqu’alors égérie du Roman Porno SM, dont il parvient à briser l’image habituellement tout en contrôle. Dans une séquence d’une charge érotique animale et grotesque, Tani finit par céder aux avances du réalisateur. Il filme l’actrice exténuée après un orgasme, vaincue par la fatigue. De cette conquête, il tire une allégorie réflexive pleine d’ironie sur le Roman Porno et l’état de la Nikkatsu.
Aux antipodes de Kumashiro, qui comme Pialat s’attache à saisir « la vérité du moment où l’on tourne », Noboru Tanaka, l’autre auteur majeur du genre, élabore un cinéma construit où l’esthétique est première et prend sa source dans l’imaginaire. Reprenant un motif cher à La Rue de la honte de Mizoguchi, Nuits félines à Shinjuku brosse le portrait plein de légèreté, de candeur et de vitalité des pensionnaires d’une maison de plaisir. Le cinéaste se concentre sur Masako, prise au piège de ses sentiments pour un désoeuvré interprété par Ken Yoshizawa, transfuge des productions pink de Kôji Wakamatsu où il incarne souvent un anarcho-terroriste (L’Extase des anges). Le film appartient à la période surréaliste de Tanaka dont Osen la maudite constitue l’apex. On soulignera ainsi l’usage étonnant de la musique, lors d’une troublante séquence où un jeune homosexuel refoulé, qui tente de faire l’amour à une fille pour la première fois, ne peut atteindre d’érection sans écouter le Pater Noster. Sans oublier l’utilisation poétique et symbolique du motif du parapluie maculé de sang pour figurer le suicide du jeune éphèbe. Le final splendide, tourné à l’aube en plein quartier de Shinjuku, capte parfaitement la mélancolie désenchantée de son époque.
THE LADY AND THE GUTS
Lady Karuizawa, réalisé dans le cadre des 70 ans du studio, appartient à une époque où le Roman Porno était entré dans les moeurs, après avoir subi un procès pour obscénité intenté par l’État, et qui perdura toute la décennie précédente. Au début des années 1980, la Nikkatsu décide de produire des films érotiques à gros budget (trois fois l’enveloppe habituelle) d’une durée classique de 90 minutes. Afin d’attirer un plus large public, la firme invite des actrices populaires issues du cinéma traditionnel à se dénuder pour la première fois dans ses Roman Porno. Ces films sont destinés à sortir à des dates-clés comme la semaine d’Obon en août, une des périodes de vacances les plus importantes au Japon. Miwa Takada, qui interprète le rôle-titre, avait fait carrière dans les années 1960 au prestigieux studio Daiei de Kyoto, jouant les princesses dans des jidaigeki aux côtés de grandes stars dont Shintarô Katsu (Zatôichi) et Raizô Ichikawa (Sleepy Eyes of Death). Jouer nue à l’écran pour la première fois à 35 ans fit sensation auprès du public japonais, et contribua à faire de Lady Karuizawa le deuxième plus gros succès commercial de l’Histoire du Roman Porno. Signalons aussi la présence dans un second rôle de patronne de restaurant (non dénudée cette fois) d’une autre star : Akemi Negishi, qui fit ses débuts devant la caméra de Josef von Sternberg dans Fièvre sur Anatahan. Réalisé par Masaru Konuma, plus connu chez nous pour avoir lancé le courant SM avec Fleurs et serpents grâce à sa muse Naomi Tani, Lady Karuizawa nous révèle une autre facette de l’oeuvre d’un cinéaste dont la mise en scène traduit un souci permanent du cadre et de la distance, ainsi qu’une volonté de transfigurer le réel pour raconter son histoire en images, à l’instar du remarquable travelling d’ouverture qui décrit, en un seul plan muet, toute la mélancolie et la solitude de Keiko, épouse vertueuse de la haute société délaissée par son mari. Décrivant des rapports de classes renoiriens à travers l’expérience d’un jeune précepteur qui séduit la maîtresse de maison, Konuma tempère l’érotisme fiévreux qu’on lui connaît, faisant preuve d’un romantisme inhabituel, à l’image de l’utilisation du Concerto pour piano nº 21 de Mozart pour souligner la pureté des sentiments de l’héroïne, convoquant au passage le souvenir du film Elvira Madigan de Bo Widerberg où figurait la même pièce musicale. Le scénario est une adaptation littéraire signée Akio Ido (La Véritable histoire d’Abe Sada), et Lady Karuizawa emprunte autant au Rouge et le noir pour son romantisme sentimental qu’à Plein soleil pour sa dernière partie en forme de thriller.
Si la critique place habituellement les cinéastes au premier plan, il ne faut pas omettre les scénaristes, autres piliers indispensables du Roman Porno, dont certains sont les véritables auteurs des films. C’est le cas de Angel Guts: Red Porno, quatrième épisode d’une série écrite par l’auteur de manga devenu cinéaste Takashi Ishii (Gonin), qui renouvela le Roman Porno à la fin des années 1970 par le caractère extrême de ses récits urbains mêlant violence et érotisme. Fétichiste de l’image, Ishii met en scène Nami et Muraki, figures mythiques récurrentes d’un couple voué à ne jamais s’unir. Le personnage de Nami, à l’origine inspiré par la propre femme du scénariste, est harcelé et victime de discrimination à cause de sa participation à une séance de photos pour un magazine de bondage. Celui de Muraki, un homme souffreteux qui vit reclus de la société, est modelé sur Ishii, lui-même asthmatique depuis l’enfance. Toshiharu Ikeda, le réalisateur, appartient à la seconde génération, entrée à la Nikkatsu après le début du Roman Porno. Plus connu pour avoir introduit le splatter movie au Japon avec Evil Dead Trap, il signe ici un chef-d’oeuvre de concision narrative au découpage d’une précision remarquable. Usant de multiples techniques – ralentis, arrêts sur image, effets de solarisation, surimpressions, décadrages et effets sonores –, il transfigure le réel en faisant d’un mélodrame sombre à l’érotisme suintant une fantasmagorie urbaine en forme de thriller qui n’a que peu à envier à Pulsions de Brian De Palma.
UN NOUVEAU ROMAN
En 2016, afin de célébrer les 45 ans de son label érotique défunt, la Nikkatsu invite cinq réalisateurs en vue à tourner des hommages en réactualisant les codes du genre. Parmi ceux-ci, seul Hideo Nakata, porte-étendard de la J-Horror (Ring), fit son apprentissage durant le Roman Porno. Avec White Lily, il tente de faire honneur à son maître Masaru Konuma dont il fut l’assistant. Pour raconter la passion, le Roman Porno s’est servi de toutes les sexualités, incluant les amours homosexuels. En 1975, la Nikkatsu produit la série « Lesbian World » comprenant trois films, dont le premier est signé Konuma. Nakata s’en inspire pour faire du saphisme le motif premier de son triangle amoureux pervers entre une professeure de céramique manipulatrice, sa jeune assistante dévouée et un apprenti fraîchement arrivé. Dans un décor lisse façon Ikea, le cinéaste enchaîne les scènes érotiques téléphonées sans parvenir à masquer la faiblesse d’un scénario dont les personnages manquent d’incarnation autant que le jeu des acteurs de naturel. On lui préférera le documentaire inédit Sadistic and Masochistic que Nakata a consacré à son maître et que l’éditeur a eu l’excellente idée d’inclure en bonus (sur la version Blu-ray). Fragile dans sa forme, il constitue pourtant un précieux document dévoilant, à travers de multiples témoignages, la personnalité du cinéaste autant que le processus de création de certains de ses films.
Si Sion Sono, l’enfant terrible du cinéma nippon, avait déjà tenté de s’approcher de l’esprit du Roman Porno dans Guilty of Romance, il se lance avec Antiporno dans une entreprise de déconstruction à haut risque. Dans un décor minimaliste pseudo arty, il trimballe sa nouvelle muse, l’actrice Ami Tomite (Tag), interprète d’un top model qui tente de se libérer de ses traumatismes passés. La hype entourant le cinéaste n’empêche pas sa radicalité artificielle de tourner au barnum bourgeois, répétitif, vide de sens et de désirs. Un déluge baroque de chromatismes qui bascule dans une esthétique kitsch desservie par un filmage brouillon et une lumière peu travaillée. Si son geste échappe à tout académisme, des répliques à l’emporte-pièce sur la liberté ou la condition de la femme sabordent Antiporno par leur lourdeur et leur prétention.
Avec Chaudes gymnopédies, Isao Yukisada (Go) s’essaie pour la première fois au Roman Porno, empruntant le chemin de la réflexivité pour faire de son protagoniste un cinéaste has been obligé de tourner des films érotiques à petit budget. Un personnage narcissique qui promène son spleen à mesure qu’il couche avec tout ce qu’il croise. Le film est desservi par un manque de rythme, tardant à poser ses véritables enjeux, et l’indifférence finit par nous gagner face à tant de désinvolture. Loin de l’inépuisable vitalité de L’Extase de la rose noire, Yukisada échoue à faire poindre l’émotion, même lors des scènes dramatiques. On signalera l’apparition très anecdotique de Yuki Kazamatsuri, actrice de Roman Porno des années 1980 qui tourna avec Tarantino (Kill Bill : volumes 1 & 2).
Dans L’Aube des félines, Kazuya Shiraishi, ancien assistant de Kôji Wakamatsu, nous offre une relecture contemporaine de Nuits félines à Shinjuku. Moins léger et plastique que son modèle, il nous plonge dans le quotidien de trois call-girls travaillant pour une petite agence du quartier d’Ikebukuro à Tokyo. Malgré ses enjeux, Shiraishi malmène son sujet par une mise en scène brouillonne, asservie à une caméra portée trop instable. Pour autant, le cinéaste introduit en contrepoint une dimension sociale à travers les conditions de vie de ces papillons de nuit. L’une est une SDF en rupture familiale, une autre abandonne son enfant en bas âge lorsqu’elle part travailler. Des éléments qui insufflent au long-métrage une vision amère de l’urbanité contemporaine. L’hommage croisé à Tanaka et Wakamatsu est renforcé par la présence de Ken Yoshizawa dans le rôle d’un veuf impuissant. Notons aussi la participation, dans le rôle d’une maîtresse de cérémonie, de Kazuko Shirakawa, qui fut la toute première star du Roman Porno en popularisant la série des Ménagères perverses.
À l’ombre des jeunes filles humides de Akihiko Shiota, cinéaste issu de Nouvelle Vague dite « Rikkyo » (nom issu de l'université où ont étudié les réalisateurs concernés) des années 1990 aux côtés de Kiyoshi Kurosawa et Shinji Aoyama, rend un hommage appuyé au cinéma de Tatsumi Kumashiro. L’ouverture revisite le final des Amants mouillés, scellant la rencontre fortuite entre une jeune vagabonde au tempérament de feu et un metteur en scène de théâtre parti vivre en ermite dans la forêt. Se joue alors une comédie d’attractions et provocations qui se transforment en joutes corporelles et sexuelles, soulignant la gymnastique à l’oeuvre dans le cinéma des corps en mouvement cher à Kumashiro. L’auteur s’affirme par son sens de la mise en scène et du cadre, évitant le recours systématique à la caméra portée, pour nous offrir un plaidoyer léger pour une jouissance sans entraves, célébrant la dimension festive et carnavalesque qui sous-tend la sexualité chez son maître. Malgré ses facilités de scénario, À l’ombre des jeunes filles humides compte parmi les remakes les plus réussis.
#PORNOTOO
Si l’on peut comprendre la volonté de la Nikkatsu de profiter de la réévaluation d’un genre qui s’est accélérée depuis le centenaire du studio en 2012, l’idée de tourner des films avec un jeu de contraintes déconnecté du contexte de production apparaît comme une utopie nostalgique vouée à se heurter à ses propres limites : celles de l’exercice de style. On regrettera enfin qu’en ces temps de parité revendiquée, la Nikkatsu n’ait songé à inviter une réalisatrice à contribuer à ces reboots, ce qui aurait constitué un premier signe de modernité. On trouve plusieurs femmes scénaristes au sein du Roman Porno, mais aucune n’a réalisé de film. Il n’est peut-être pas trop tard, la Nikkatsu ayant déjà mis en chantier la production de cinq nouveaux hommages. Les indispensables, vous l’aurez compris, sont à puiser du côté des classiques, même si la beauté du coffret et la richesse des bonus (plus de dix heures au total), y compris un livret de 96 pages, en rendent l’acquisition indispensable en cette période de fêtes.