CHERNOBYL de Craig Mazin

Au vu de son CV, personne n’aurait parié un rouble sur la première création télévisuelle de Craig Mazin. Son Chernobyl dissèque les immédiates répercussions de la catastrophe nucléaire avec la plus horrifique des précisions. Une éprouvante fiction qui revient nous intoxiquer en vidéo.

Hypothèse : 2019 a tué la politique des auteurs. Ses plus fervents ayatollahs critiques venaient de dépenser toute leur énergie à défendre Ready Player One, la secte a encore paumé quelques hommes dans la bataille perdue d’avance du Domino de Brian de Palma. Surgi de nulle part, Craig Mazin, une petite main industrieuse dont les plus hauts faits d’armes étaient jusqu’alors les scénarios de Supersens, Scary Movie 3 et 4 et Very Bad Trip 2 et 3, déboulait sur HBO pour réinventer la fiction historique sans avoir l’air d’y toucher, d’un coup de génie aussi finement pensé qu’exécuté par tous ses maîtres d’oeuvre. Plus rien n’a de sens : les chats couchent avec les chiens, Todd Phillips remporte le Lion d’Or à Venise ; si ça se trouve, Seth Rogen a un chef-d’oeuvre en lui. Toujours est-il qu’il faut se rendre à l’évidence : Chernobyl est là pour rester. Dans cette frontière de plus en plus floue entre format sériel et geste cinématographique, ces cinq épisodes se posent à la fois comme l’un des plus traumatisants films d’horreur de 2019, une refonte fascinante de l’approche documentaire de son sujet, et la meilleure captation de ce besoin frustrant de tempérance face à la catastrophe qui vient. Chernobyl est la rencontre miraculeuse d’individualités à un tournant décisif de leur carrière, d’une suite de bonnes décisions et de leur glaçante réaction en chaîne.



LE PAYS OÙ LE GRIS EST COULEUR
Le metteur en scène Johan Renck a le genre de CV générique comme on en croise tant au détour des plongées dans les vortex IMDb : du clip, des épisodes de séries plus ou moins mémorables (Breaking Bad, Bloodline) et au beau milieu de commandes impersonnelles, des moments de grâce, tel le clip de l’hypnotique morceau Pass This On de The Knife, et sa scénographie de jeudi soir un peu triste dans un relais routier relevée de ralentis grotesques et somptueux ; ou Lazarus pour David Bowie, dernière identité visuelle connue de l’artiste caméléon, le visage scindé par une bande, le corps prisonnier d’un lit d’hôpital. À la photo, Jakob Ihre, grand responsable du trouble visuel des films de Joachim Trier (Thelma), remise ses effets de lumière caractéristiques pour livrer une troublante étude en nuances de gris. La représentation terne des pays de l’ancien empire soviétique dans la fiction américaine, grand écueil s’il en est qui contamine encore aujourd’hui des films comme Red Sparrow ou des séries comme l’excellente et mésestimée The Americans, se voit ici prise à contrepied, d’abord discrètement, puis avec une audace saisissante tout au long de l’épisode 3, l’un des uppercuts filmés parmi les plus marquants de l’année. Indispensable segment de transition dans le récit, il est aussi celui où l’horreur pure reprend ses droits sur le pragmatisme des personnages. Le corps des premiers secours suppliciés s’y décompose à vue d’oeil, en une brusque piqûre de rappel du réel. Une pensée émue pour 24 heures chrono et son Jack Bauer qui évite les retombées d’une explosion nucléaire en sautant derrière un rocher, ou pour Indiana Jones et son frigo antiatomique. L’épisode 3, Open Wide, O Earth, contient également la scène totem du show, la plus puissante émotionnellement, quand bien même elle nous confronte pour la toute première fois à ses protagonistes. Sous un soleil froid, un représentant de l’État russe encravaté s’en va débaucher des mineurs pour charrier du contenu hautement radioactif. Ceux-ci comprennent qu’il s’agit d’une mission suicide qu’ils ne peuvent refuser, pas tant par pression totalitaire que par cet esprit slave que décrivent les témoins interrogés dans le livre La Supplication de Svetlana Aleksievitch (voir encadré), et que la série parvient miraculeusement à comprendre et à retranscrire. Chaque mineur signe son accord tacite d’une main charbonneuse laissée sur le costard immaculé du fonctionnaire venu offrir la mort à ces bêtes de somme. Le même soleil trompeur vient frapper le visage de Lyudmilla (incarnée par la toujours impeccable Jessie Buckley) en toute fin d’épisode, alors que le cercueil métallique de son mari est coulé sous le béton. Dans chacune de ces scènes, le score cinglant de Hildur Guðnadóttir, remplaçante au pied levé de son défunt comparse Jóhann Jóhannsson pour son deuxième score mémorable d’affilée après Sicario : la guerre des cartels. Impossible de ne pas mentionner les incroyables Jared Harris et Stellan Skarsgård dans les deux rôles principaux, clé de voûte du principal contrat moral établi entre la série et le spectateur : faire avaler, sans sourciller, que des acteurs de nationalités variées interprètent, en anglais, des personnages russes. 



CLIMAT MAL TEMPÉRÉ
Au départ, Craig Mazin pensait faire jouer son casting avec l’accent slave avant d’entendre raison, et de se dire que les spectateurs finiraient par accepter cette convention, à grand renfort de scènes tenues de main de maître par une Emily Watson toujours à pied d’oeuvre pour ajouter d’infinies strates de profondeur et de subtilité supplémentaires. Le souci du détail se nichera partout ailleurs, des dialogues de second plan au production design des plus scrupuleux, via une reconstitution d’époque minutieuse dans ses décors lituaniens et ukrainiens. Craig Mazin a poncé son sujet de la moindre source fictive, documentaire, écrite ou filmée, se justifiant si besoin en était de chaque décision dans un podcast de plus de 45 minutes diffusé après chaque épisode. Le gars a bossé, c’est un fait acquis, mais cela ne suffit pas à garantir la réussite d’un tel projet. Grand classique des marqueurs pop culturels, le timing joue énormément. Dans l’épisode 2, pour qui n’est pas déjà suffisamment douché par la catastrophe en cours, une scène vient mettre son petit taquet de contemporanéité goguenarde : un officiel mafflu dénie d’un revers de la main toutes les données scientifiques inhérentes à la catastrophe pour ne pas dévier de la ligne du parti. Pour rajouter encore un peu d’ironie à l’affaire, le silence assourdissant autour de l’explosion à caractère nucléaire dans le Grand Nord russe le 8 août dernier renvoie immanquablement à la temporisation des autorités soviétiques sous le commandement de Gorbatchev dans la série. Les docu-fictions sur la peur du nucléaire ont leurs deux modèles indépassables avec La Bombe de Peter Watkins (1966) et Threads de Mick Jackson (1984), terrifiantes spéculations sur les conséquences à court et moyen terme d’une frappe atomique sur le territoire britannique. Chernobyl vient de leur damer le pion de ses résonances multiples, dans un format encore jamais vu sur cette thématique : la précision documentaire au service de la dissection à vif de l’une des plus grandes catastrophes de l’Histoire de l’Humanité, étroitement liée à une somme de réinterprétations de l’âme slave toutes plus poignantes les unes que les autres.



FRANC SOIT VALERY
À ce titre, Chernobyl ne se contente pas d’être pédagogue. La mini-série fait de la pédagogie l’enjeu même de son récit, sans craindre de louvoyer dans le plombant plus souvent qu’à son tour – le show démarre par le suicide par pendaison de son personnage principal, ça pose le ton. Le calvaire de Legasov (Jared Harris) tient autant de la pure menace physique que de l’incompréhension bornée de tous ses interlocuteurs face à la menace. En contrepoint de ce personnage de David contre le Goliath soviétique, Craig Mazin explose la structure en cinq actes pour se laisser le loisir de couvrir le plus de marge possible, si jamais il lui prenait, par exemple, l’envie de divaguer une pleine moitié d’épisode sur la terrible extermination des animaux dans les zones évacuées. Cette « respiration », déprimante comme rarement la fiction américaine s’autorise désormais à l’être, vient préparer le terrain au grand récapitulatif de l’épisode 5, Vichnaya Pamyat « mémoire éternelle » en russe), baroud d’honneur de Valery Legasov, Boris Shcherbina (Stellan Skarsgård) et Ulana Khomyuk (Emily Watson) contre la machine bureaucratique, et son refus poli mais ferme de se confronter au bilan de la tragédie. À l’instar du politicien sceptique interprété par Skarsgård, le spectateur n’est pas forcément devenu un spécialiste en matière nucléaire, mais en sait suffisamment pour adresser la question avec la dose létale de sérieux requis. Il fait corps avec le trio pour tenter de sortir de l’aventure avec ce qu’il lui reste de tête haute. En vain, évidemment. La limitation relative des dégâts tient du miracle, uniquement récompensée en fin de course par le brio de cette fiction. L’inconscient collectif peut retourner entretenir son Alzheimer sélectif. Il nous appartient, de notre côté, d’analyser les sagas Scary Movie et Very Bad Trip dans leurs moindres recoins pour y trouver les prémices de cette réussite artistique sidérante. 




CRAIG MAZIN : UN SHOWRUNNER SOUS INFLUENCE
Craig Mazin a balancé en ligne la majeure partie de ses sources non sans indiquer, avec un enthousiasme qui pourrait limite sembler suspect vu le sujet, ses oeuvres de prédilection. Au premier rang desquelles on retrouve le monumental essai de Svetlana Aleksievitch, La Supplication (1999), un recueil de témoignages de survivants de la catastrophe qui a vraisemblablement dû inspirer Max Brooks pour la structure de son roman World War Z. Des notables aux quidams, les voix qui s’expriment se distinguent de la solennité de la mini-série Chernobyl en embrassant régulièrement une fureur dostoïevskienne (Fiodor est d’ailleurs l’auteur le plus cité par les interviewés). Le livre se concentre plus largement sur l’après de la catastrophe, son impact invisible et néanmoins dévastateur. Il se conclut sur la mention désespérante des premières visites touristiques sur le site de la tragédie, qui ont trouvé un écho encore plus consternant avec l’afflux des influenceurs sur place après le succès de la création HBO, et leur imbécile cortège de poses en combinaison Hazmat.
Côté fiction, Requiem pour un massacre de Elem Klimov (1985) fait une inévitable apparition dans la liste de Mazin – le poignant regard caméra de Jessie Buckley en fin d’épisode 3 est un hommage des plus évidents. Le film reste à voir pour qui s’intéresse aux événements, ne serait-ce que parce qu’il a été tourné en Biélorussie, le pays au final le plus ravagé par Tchernobyl, comme ne manque pas de le rappeler Svetlana Aleksievitch dans les dernières pages de La Supplication. Surviving Disaster de Cade Courtley (2006) violente discrètement la routine de la mise en scène made in BBC de quelques cadres foutraques, et dispose surtout d’un atout inattendu en la personne d’Adrian Edmondson, éternelle boule à zéro débile de la sitcom Bottom, ici impérial en Valery Legasov.
À mi-chemin de la fiction et du documentaire, la reconstitution de la catastrophe dans Disaster at Chernobyl : Zero Hour de Renny Bartlett (2004) a servi de base de travail évidente à Mazin pour la construction du premier épisode et les flashes-back du cinquième. Le documentaire Chernobyl. 3828 de Serhiy Zabolotnyi (2011) se concentre essentiellement sur ceux que Valery Legasov et ses collègues nomment de façon assez terrible les « bio robots », ces hommes sacrifiés pour aller nettoyer le toit de la centrale de ses innombrables résidus de graphite. Les échanges entre le général et ces hommes révèlent leurs motivations, décrites à la perfection dans la mini-série HBO. Et qui n’a serait-ce que ressenti une vague empathie pour le personnage incarné par Jessie Buckley se doit impérativement de voir The Voice of Ljudmila de Gunnar Bergdahl (2001), jeu de montage incroyablement nuancé entre images d’archives et témoignages de la rescapée qui, à l’instar d’un nombre effrayant de locaux, s’en est retournée vivre sur place pour y finir ses jours. 

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